SORTE DE…

— C’est de ne pas avoir connu le temps qui vous fait avancer ?
— Je crois bien n’avoir jamais approché du temps ; il se défait à mesure que j’essaye de le saisir. Regardez le bout de mes doigts, ils sont tout râpés… On met toujours ses bras en avant quand on risque de tomber. C’est un instant qui vous travaille quand vous apercevez le monde d’en bas, à la hauteur des enfants et des animaux domestiques. D’en bas.
— Tournez-vous.
— Pourquoi ?
— Je voudrais observer votre nuque pendant que vous regardez vers la mer. Voir du bleu et du blanc autour de cette tête…
— Vous êtes sûre de la nature des couleurs que vous désignez ?
— J’ai passé beaucoup de temps à essayer de distinguer les couleurs, c’était quand je composais des peintures à partir d’un nuancier. J’aime ce mot. Rien de moins sûr que ce mot, il sert à désigner ce vers quoi l’on voudrait s’approcher. Une certaine couleur désignée par des chiffres. En vérité on ne fait que tendre vers une idée de couleur…
— “Tendre”. J’entends ce mot sous la forme de ce qui serait tendu, en tension, et moins comme quelque chose qui serait approchant…
— Un client se présentait et il pétrissait de ses doigts les feuilles cartonnées toutes habillées de fines lamelles de couleurs. Il tournait les pages, mais à mesure revenait toujours à la même nuance, celle qu’il avait choisie avant même d’examiner le catalogue. Un peu comme si la couleur qu’il réclamait était déjà inscrite dans son oeil.
— Il y a des peintres qui ont harcelé une seule couleur, leur vie durant.
— A qui pensez-vous ?
— Un jour j’ai décidé de ne plus donner des noms.

***

— Voulez-vous déporter votre regard vers cette tache là-bas ?
— Où ?
— Là où les vagues se cassent contre l’épave de l’embarcation. Vous voyez avec moi la masse d’ombres qu’elles projettent sur le sable quand elles s’élancent puis se retirent.
— Mécanique des fluides. C’est une science qui vous occupe…
— Ne lâchez pas le mouvement. Essayez de le fixer à l’envers de vos yeux.
— Vous me demandez de regarder ce que vous êtes seule à voir.
— Avec la mort comme avec la vision on est seul.

***

— La forme d’une main, seule au centre de l’image et puis autour une guerre de couleurs qui dépassent du cadre imaginaire.
— C’est du blanc là ou l’idée du blanc ?
— Insistez avec vos yeux.
— Quand vous me recommandez de voir, c’est à ce moment là que je me retrouve dans l’impossibilité de voir.
— Être avec l’image comme avec l’idée de la vision : en panne.

***

— Non.
— Juste une fois.
— Non.
— A force de vous éloigner vous finissez par disparaître.
— Si je devais un jour réunir mes dernières forces, c’est pour les consacrer à l’acte de disparaître. Cette exigence est si forte en moi qu’elle occupe les moindres gestes que je dessine.
— Alors pourquoi continuez-vous à me parler ?

***
— Justement.
— Êtes-vous sûre de ce que vous affirmez ?
— Comment être sûre dans toutes les situations possibles ?… Croyez-vous encore que l’on avance sur des traces antérieures ? Je voudrais mettre mes pas sur des landes de terre qui n’ont jamais été foulées par quiconque. Là, il me faudrait apprendre de nouveau comment me tenir, par où passer… Vous ne pouvez pas imaginer combien je le désire.
— Venez.

***

— Vous fermez les yeux, encore…
— Parmi tous les actes de l’existence auxquels je suis condamné à me soumettre, le sommeil représente la plus vive des simulations. Alors, je joue à le mettre en scène.
— Quand vos paupières sont baissées, vous semblez définitivement outside
— Vous vous souvenez de cette phrase : “Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes.”
— S’en sortir en mimant les paroles d’un autre…
— Préservez-moi…

***

— Je voudrais vous livrer un nom.
— Surtout pas. Vous risqueriez de vous tromper de personne.
— Hier, j’ai pris la décision de ne plus me conformer à vos demandes.
— Vous souvenez-vous de cet homme, Maire de son état, mais occasionnellement, “essayiste” qui lâcha un jour au détour d’un immense ouvrage : “Je n’ai pas de nom qui ne soit assez mien.”
— Il a écrit sous un nom d’emprunt.
— Exactement.

***

— J’aime quand vos yeux se déportent vers la mer, son bleu coule sur votre regard.
— …
***

— Parmi les objets du monde, il y a en un qui me retient en particulier…
— Vous attendez que je vous demande : lequel ?…
— Disparaissez !

***

— Je sais que vous êtes là, répondez… Vous ne voulez pas ? je vous en prie, ne me condamnez pas de la sorte, j’ai besoin de vous… Vous m’entendez ?… Je vous imagine de l’autre côté de cette ligne téléphonique, pétrie par la peur. Non, pas la peur, mais une sorte de sentiment voisin… Sur votre souffle hésitant, j’entends une voix lointaine qui tord des mots étrangers et autour…, autour…, une musique qui entoure les paroles… Répondez-moi, Sandra, répondez-moi ! Je… Vous vous êtes éloignée et cette musique tourne, tourne et les mots avec… Où êtes-vous ?

***

— Cette toile…
— Une seule… Je la recouvre à chaque fois que les lignes qui la composent me harcèlent, se transforment en flèches acérées, alors je la recouvre… Il m’arrive quelquefois d’être obligée de quitter cette pièce tant est puissante sa force attractive. La physique ne s’est jamais occupé du monde de la peinture, elle ne saurait pas quoi en faire.
— Où sont les autres œuvres ?
— Sur des murs invisibles, ou retournés.
— Ne mentez pas !
— …
— En haut…, dans les pièces que je ne traverse plus.

***

— Le regard a tourné et avec lui, l’être de la femme a reculé d’un pas, juste ce qu’il faut pour que sa présence au monde semble définitivement indécise. Ce regard fixe, soudainement absent de la comédie de l’existence s’est arrêté sur un bord flottant qu’elle est la seule à percevoir. Je ne cesse de contempler ce regard gris bleu, incapable désormais de se poser sur les morceaux de chair et de souffle qu’elle a expulsés de son corps et qui, devenus hommes, sont les témoins silencieux d’un contournement. La femme s’est éloignée sans que je puisse savoir si elle a rejoint une autre contrée, peut-être plus réelle, celle-là.

***

— Les mains trahissent son âge. Malgré les manipulations chirurgicales qui ont tiré peaux et chairs autour des yeux, à la frontière du cou et des maxillaires et jusqu’à la ligne fragile dessinée entre la chevelure et le front, le lissé du visage est démasqué quand elle passe une main furtive devant ses lèvres. Les tavelures sur un épiderme définitivement fripé et la boursouflure des os à l’articulation des phalanges dévoilent le travail du temps. En dessous, très profondément, le timbre de la voix a été râpé par l’infini des mots articulés au cours de sa vie. Comme si les cordes vocales usées étaient posées sur ses mains.

***

— Lenteur. Alors que le souffle se fait sonore, haché, qu’il a gagné une puissance inhabituelle, le corps s’est lesté d’un poids qui n’a plus rien à voir avec la force de l’attraction terrestre.
— Et l’on dit d’un sujet agile : “il est leste? »
— Vous redoutez d’examiner cette femme au loin qui peine à traverser l’avenue entre des véhicules indifférents.
— Les menaces du temps sur les corps sont perpétuellement soumises à cette étrange capacité de nous détourner.
— En insistant avec vos yeux, en me parlant, là tout près, vous semblez toucher un des lieux du temps qui vous occupe.
— Regardez-moi, alors.

***

— “Manifestement”. Il y a des mots qui ne surviennent jamais sous ma plume quand il m’arrive d’écrire ou de parler. “Manifestement” est de ceux-là, mais aussi, “vraisemblablement”, “volontiers”, “plaît-il ?” ou bien encore “niquer”. Si je ne craignais pas la lassitude et l’épuisement, je me mettrais à relever sur un dictionnaire une liste de mots usuels qui ne m’ont jamais atteint. Mais je cours un danger : me retrouver avec la langue comme avec une mauvaise personne, plus seul encore.

***

— “Essayer”, “s’essayer à”…Entendez-vous ces mots comme ils résonnent en moi?
— L’autre jour, vous vous êtes comparé à un immense feuilleté composé de couches tantôt épaisses, tantôt fragiles, vous souvenez-vous ?
— Je crois.
— L’air entre les feuilles ne circule plus, il soutient le poids de ces rectangles qui oscillent sous les coups du sort.
— J’ai lu une fois, au centre d’une page, cette phrase : “Le hasard me fatigue” et cet aveu était signé : “Dieu”.

***

— Les enveloppes qui traînent sur le guéridon dessinent un éventail blanc et noir, à demi ouvert. C’est le courrier d’une journée ?
— Pas un jour sans que j’écrive une ligne… Quelquefois, il suffit d’un mot. Les droites et les courbes cernées de blanc se font de la place. Mais dès que j’enferme les phrases tracées sous une enveloppe, dès que l’adresse est apposée, je ne trouve pas la force de les glisser dans la boite jaune. Alors ces lettres restent de longues semaines sur cette mince table ronde puis changent de destination lorsqu’elles disparaissent dans ce tiroir.
— Celui-ci ?
— Oui.
— Mais il est vide.
— Je viens de vous le dire, elles disparaissent.

***

— A quelle adresse ?
— Comme j’aimerais ne plus reconnaître l’endroit où je me terre. Je traverse les pièces de cet appartement longiligne, perd avec mes pas l’endroit des inscriptions et avant de me souvenir des objets que mes yeux ont dessinés, je me déporte vers d’autres pliures. Ce qui me fascine entre tout : les angles formés par deux murs. Non pas les centres, ni les bords, mais, les angles… Voyez-vous ?…
— Quel est le nom de ce peintre qui tendait aux quatre coins de la toile des angles épais qui ouvraient le tableau sur les dehors du support ?
— Il s’est perdu avec son nom.

***

— L’autre jour, pendant que je m’habillais, j’ai entendu à travers le mur de la salle de bain une voix crier : “Je suis en panne”. Nette, coupante, brève, la phrase a eu juste le temps de parvenir à mes oreilles avant que j’éternue. Ça pouvait sembler être une plainte, mais c’était dit sur le ton d’un aveu. Sans pouvoir aller au-delà. J’avais passé une jambe dans le pantalon et j’ai attendu que survienne une réponse. Mais rien. C’était une voix seule.

***

— Ecrire quelques notes en regardant à droite puis à gauche, tout près de cette lampe. Chaque fois je me demande : comment tenir ce regard jusqu’à la fin ?
— Sortir de ma poche un crayon ras, une vieille épingle et un morceau de papier froissé.
— Attendre la lumière et parler de cette image encadrée.

***

— Être dans un certain de la conscience, celui que l’on atteint après avoir été traversé par des mots acérés. Si je n’avais pas rencontré certains textes, je ne serais pas en train de me débattre avec une question, toujours la même.
— Quelle est-elle ?
— “Par où sortir ?”

***

— La nuit entre. Regardez comme elle parvient à s’étendre au-delà de la ligne où notre regard se porte. Les aspérités de la ville sont lissées et avec elle tout ce qui reste d’impatience. Le calme préside désormais, il constitue la plus vive des menaces, c’est pourquoi je guette le moment où je pourrai me défaire de son emprise.

***

— Manifester de l’impatience devant les choses du regard ; tirer à bout les côtés de l’histoire ; se surprendre à décrire ce que l’on voudrait entrevoir : des pas trébuchants, une proie insaisissable, un vague abri.
C’est d’un air mal assuré que je me reconnais en train de déambuler sur les parterres de cette ville. Sur quoi tiennent-ils ? Résignation paresseuse. Je croise des passants vieillis par l’ombre, leurs genoux sont usés, leurs allures apitoyées. Ils marquent l’air autour d’eux d’une empreinte factice. Trêve mortelle.
Et les autres là-bas, rien ne peut les atteindre avec leurs bouches ouvertes et silencieuses. C’est le froid qui les gagne ou portent-ils une blessure sous leurs vêtements étroits ?

***

— Ecoutez cette chanson lente et précise qui délivre des notes rasées.
— De cette maison bistre, aux fenêtres ouvertes ?
—Vous ne reconnaissez pas l’air qui nous berçait quand nous étions sur le mont Kaolin ?
— Vous vous trompez d’endroit.

***

— Visage assombri sous une pellicule de fond de teint. Elle voudrait lisser les rainures du temps, mais l’épiderme résiste à cet enveloppement.
— Il rôde une odeur de brûlé dans le fond de ce parking.

***

— Suivant le temps que je mets à reconnaître un visage, je vois passer des images qui s’impriment en arrière de ma tête, une sorte d’immense feuilleté, à l’instar d’une démarche plasticienne à inventer : il y aurait des feuilles opaques collées les unes aux autres – en dégradé – de sorte que le centre de l’accumulation enflerait sous l’effet de l’empilement ; seule une vitre épaisse, dûment pressée, serait en mesure d’éviter l’éclatement.

***

— D’en bas, les objets du décor sont tendus vers une ligne de fuite qui accompagne le mouvement de l’air. Il suffit de conserver une certaine inclinaison du regard pour s’apercevoir que la vision dépend d’un point, celui où l’on s’est immobilisé pour tenir l’image. A force de liquider les images successives, à force de méconnaître l’accumulation des sensations qui surviennent par en-dessous, on finit par rater la matière entre les couches d’air. Fluide et ocre.

***

— Un trait barré.
— Une ligne au-dessus.
— Sinon ?
— Avec quelques signes rudimentaires, une langue aux proportions indéfinies a été constituée. Ça tient à peu.
— Pas la peine de multiplier les signes pour atteindre l’infini.
— Il en est de l’infini comme de l’eau : une matière qui se régénère du haut vers le bas. Indéfiniment.

***

— Volez avec moi.
— Pour aller où ?
— Contourner cette montagne qui arrête la portée de notre regard.
— Derrière, vous trouverez une autre montagne.
— Oui, mais elle s’érigera devant une autre plaine.
— La nature porte en elle l’idée de la panique.

***

— Maintenez le geste.
— Comme ça ?
— La jambe plus haute.
— En soulevant le coude vers l’objectif ?
— Oui.
— Appuyez maintenant sur le déclic.
— Je n’ai plus de pellicule, c’était juste pour vous voir.

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