« Le mode de connexion à l’œuvre dans nos sociétés, où les visages se dérobent et où les individus se cachent derrière des identités de carnaval, signe la disparition de la chose publique, déplore le professeur de sociologie dans une tribune au « Monde ».
Le visage est le centre de gravité de toute conversation. Le face-à-face est d’abord un « visage à visage » traduisant un principe de considération mutuelle qui implique la réciprocité d’une attention, à moins d’incommoder celui qui ne reçoit rien en retour. On supporte mal celui qui ne nous regarde pas en face en s’adressant à nous. Les individus en présence ne cessent d’orienter leurs propos et leurs mouvements sur ce qu’ils perçoivent des mimiques, des gestes, de la parole et de la voix, du regard de leurs interlocuteurs.
Le visage incarne la morale de l’interaction, sa nudité expose, son expressivité dissimule parfois mal les accrocs ou la satisfaction mutuelle. Il n’est pas une partie du corps comme les autres, il s’en détache par sa position, sa valeur, son éminence dans la communication et, surtout, le sentiment d’identité qui s’attache à lui.
Pour fonder le lien social, chacun doit être en position de répondre de ses traits et d’être reconnu de son entourage. Le visage rend possible le lien social à travers la responsabilité dont il dote l’individu dans sa relation au monde. Pourtant, son absence croissante, même dans l’élémentaire du quotidien, pose question.
Aujourd’hui, dans maintes interactions ou sur les trottoirs des villes, les visages deviennent rares, le plus souvent absorbés par l’écran du smartphone. L’individu est saisi dans une sorte d’hypnose sans fin, aveugle à son environnement, indifférent à ce qui se passe à son entour. S’il était discourtois, il y a quelques années, de parler à quelqu’un sans le regarder ou avec une attention portée sur autre chose, le fait est aujourd’hui entré dans la banalité des interactions.
Société spectrale où, même devant les autres ou dans les rues, les yeux sont souvent baissés sur l’écran comme ailleurs dans les cafés, les restaurants, les salles d’attente, les transports en commun, les trains… Partout cette absence des visages, de regards autour de soi, des individus courbés sur leur écran. Beaucoup parlent seuls dans la rue ou dans des espaces communs, sans crainte de déranger les autres. Mais la connexion, sous ses formes multiples, n’est pas le contact, qui implique justement une commune présence, et une sensorialité partagée.
Un monde sans chair
Certes, dans un contexte social où les valeurs de l’ultralibéralisme s’imposent même dans la vie quotidienne, cette connexion est efficace, fonctionnelle, rapide, fondée sur une disponibilité sans repos, mais elle est insuffisante en elle-même à établir l’échange d’une signification porteuse de valeur. Ce sont des communications sans visage, sans présence, qui prolifèrent comme une enveloppe rassurante mais en tenant l’autre à distance et en disqualifiant la valeur de la parole.
La communication est un monde sans chair, sans sensorialité (sinon une hypertrophie de la vue), suspendant les autres activités corporelles ; elle est typique de l’humanité assise. Les réseaux sociaux sont sans visage, contrairement à la parole du quotidien. Ils configurent un monde de masques, lèvent toute responsabilité liée aux contraintes de l’identité. Ne pas avoir à rendre de comptes, ne plus craindre de ne pouvoir se regarder en face est une raison de la fascination qu’ils exercent.
L’anonymat autorise le harcèlement, les insultes, les menaces. Paroles sans visage, sans possibilité de vérification, avec une multiplication des identités dans une sorte de carnaval où, le plus souvent, nul ne sait à qui il écrit réellement. Rappel d’existence où il ne s’agit plus de rencontrer l’autre, de se révéler à lui, mais d’en faire un témoin du fait d’être là.
Nombre de réseaux sociaux renouvellent à l’infini l’art du bavardage. Le même individu peut passer des heures à écrire des textos ou à discuter sur de multiples tchats à la fois, sur l’un il est une femme, sur l’autre un adolescent, sur un troisième un chien… Bref, il endosse une identité de carnaval sans se soucier du jugement de l’autre, puisqu’il est sans visage et ne craint rien. Et le correspondant qui le passionne depuis des années n’est autre que son voisin de palier, qu’il n’a jamais supporté au quotidien. La liquidation du visage autorise aussi tous les fantasmes.
Chacun devient une monade [une unité], centré sur lui-même et son éventuelle communauté d’intérêt. La chose publique disparaît. Nous sommes de moins en moins ensemble, mais de plus en plus côte à côte, dans la fragmentation, les yeux rivés sur nos écrans, sans plus nous regarder. Cette souveraineté de l’hyperindividu contemporain rend l’autre négligeable. On comprend en ce sens que le visage change de statut pour devenir non plus le lieu sacré du rapport à l’autre, mais un élément parmi d’autres d’un corps qui a de moins en moins d’importance dans la relation à autrui. »
David Le Breton est professeur de sociologie à l’université de Strasbourg. Il a publié « Des visages. Une anthropologie » (Métailié, 1992 ; édition actualisée en 2022).
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