Michel Schneider, Le bonheur…

« Le bonheur, maladie chrétienne ? Espérer le bonheur, plutôt que gagner son salut, voilà une indéniable rupture avec l’âge classique, mais non avec le fond religieux qui se perpétue dans le Welfare égalitariste. On peut certes aimer mieux le tragique grec ou la « tranquillité » latine. Qu’on me pardonne, si je préfère les consolations amères de Sénèque aux mols apitoiements du Dalaï Lama et aux doucereuses repentances du Pape. Le bonheur, maladie des hommes pressés, qui, littéralement, n’ont plus le temps ? Notre époque, il est vrai, semble préférer la longévité « zéro malheur » à une vie qui se sait éphémère et en jouit. Le bonheur est inséparable de la démocratie médiate. Le bonheur est-il un mal français ? Aussi singulier que celui des prélèvements obligatoires, l’abus des euphorisants et tranquillisants par nos concitoyens semble l’indiquer. Le bonheur sur ordonnance a remplacé des siècles de salut par la pénitence. Il y a dans la consommation replète de l’individualisme démocratique une grande soumission à l’enfant plaintif qui ne dort jamais complètement dans le citoyen adulte. Il y a jusque dans le mot bonheur un je sais quoi de gluant et de coloriser, comme ces images de pub montrant des « voitures à vivre » emplies d’enfant béats. La France est le pays où celles-ci ont le plus de succès : elles affirment bravement un petit bonheur tranquille, le « ça me suffit » des pavillons en meulière de naguère. Le bonheur est un monospace, où l’on fuit la fatigue d’être confronté à l’autre. Enlisement dans le chez soi, contentement du peu, usufruit d’être ce qu’on a, bêtise d’animal timide et industrieux, ces formes de bonheur contemporain vous jetteraient à toutes les perditions plutôt que de perpétuer cette possession de soi par soi-même. Il y a toujours quelque chose de terne, de flétri dans les yeux de qui ne regarde que soi. »

Michel Schneider, Big Mother, Psychopathologie de la vie politique, Ed Odile Jacob, 2002, P 120-121

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