Patrick MODIANO, La Place de l’Etoile

 

Au mois de juin 1942, un officier allemand s’amnce t1ers un jeune homme et lui dit: «Pardon, monsieur, ou se trout1e la place de l’Étoile? »
Le jeune homme designe le cote gauche de sa poitrine.

(Histoire juit1e.)

 

C’était le temps ou je dissipais mon héritage vénézuélien. Certains ne parlaient plus que de ma belle jeunesse et de mes boucles noires, d’autres m’abreuvaient d’injures. Je relis une dernière fois l’article que me consacra Léon Rabatête, dans un numéro spécial d’Ici la France: «… Jusqu’à quand devrons-nous assister aux frasques de Raphael Schlemilovitch? Jusqu’à quand ce juif promènera-t-il impunément ses névroses et ses épilepsies, du Touquet au cap d’Antibes, de La Baule à Aixles-Bains? Je pose une dernière fois la question: jusqu’à quand les métèques de son espèce insulteront-ils les fils de France? Jusqu’à quand faudra-t-il se laver perpétuellement les mains, à cause de la poisse juive?..» Dans le même journal, le docteur Bardamu éructait sur mon compte:

Bardamu rappelle notre frère de race Charlie Chaplin, par son g06t des petits détails pitoyables, ses figures émouvantes de persécutés… La phrase du docteur Bardamu est encore plus » juive » que la phrase tarabiscotée de Marcel Proust: une musique tendre, larmoyante, un peu raccrocheuse, un tantinet cabotine… » Je concluais: cc Seuls les juifs peuvent vraiment comprendre l’un des leurs,
seul un juif peut parler a bon escient du docteur Bardamu. » Pour toute réponse, le docteur m’envoya une lettre injurieuse: selon lui, je dirigeais a coups de partouzes et. de millions le complot juif mondial. Je lui fis
parvenir aussitôt ma Psychanalyse de Dreyfus ou j’affirmais noir sur blanc la culpabilité du capitaine: voilà qui était original de la part d’un
juif. J’avais développé la thèse suivante: Alfred Dreyfus aimait passionnément la France de Saint Louis, de Jeanne d’Arc et des Chouans, ce qui expliquait sa vocation militaire. La France, elle, ne voulait pas du juif Alfred Dreyfus. Alors il l’avait trahie, comme on se venge d’une femme méprisante aux éperons en forme de fleurs de lis. Barrès, Zola et Déroulède ne comprirent rien a cet amour malheureux.

Une telle interprétation décontenança sans doute le docteur. n ne me donna plus signe de vie.
Les vociférations de Rabatête et de Bardamu étaient étouffées par les éloges que. me décernaient les chroniqueurs mondains. La plupart d’entre eux citaient Valery Larbaud et Scott Fitzgerald: on me comparait a Barnabooth, on me surnommait cc The Young Gatsby». Les photographies des magazines me représentaient toujours la tête penchée, le regard perdu vers l’horizon. Ma mélancolie était proverbiale dans les colonnes de la presse du cœur. Aux journalistes qui me questionnaient devant le Carlton, le Normandy ou le Miramar, je proclamais inlassablement ma juiverie. D’ailleurs, mes faits et gestes allaient a l’encontre des vertus que l’on cultive chez les Français: la discrétion, l’économie, le travail. J’ai, de mes ancêtres orientaux, l’œil noir, le g06t de l’exhibitionnisme et du faste,
J’incurable paresse. Je ne suis pas un enfant.
de ce pays. Je n’ai pas connu les grand-mères qui vous préparent des confitures, ni les portraits de famille, ni le catéchisme. Pourtant, je ne cesse de rêver aux enfances provin

dales. La mienne est peuplée de gouvernantes anglaises et se déroule avec monotonie sur des plages frelatées: à Deauville, Miss Evelyn me tient par la main. Maman me délaisse pour des joueurs de polo. Elle vient m’embrasser le soir dans mon lit, mais quelquefois elle ne s’en donne pas la peine. Alors, je l’attends, je n’écoute plus Miss Evelyn et les aventures de David Copperfield. Chaque matin, Miss Evelyn me conduit au Poney
Club. J’y prends mes leçons d’équitation. Je
serai le plus célèbre joueur de polo du monde pour plaire à Maman. Les petits Français connaissent toutes les équipes de football. Moi, je ne pense qu’au polo. Je me répète ces mots magiques: « Laversine», « Cibao la Pampa», « Silver LeyS», « Porfirio Rubirosa». Au Poney Club on me photographie beaucoup avec la jeune princesse Laila, ma fiancée. L’après-midi, Miss Evelyn nous achète des parapluies en chocolat chez la
«Marquise de Sévigné». Laua préfère les
sucettes. Celles de la « Marquise de Sévigné» ont une forme oblongue et un joli bâtonnet.
Il m’arrive de semer Miss Evelyn quand elle m’emmène à la plage, mais elle sait ou me trouver: avec l’ex-roi Firouz ou le baron Truffaldine, deux grandes personnes qui sont mes amis. L’ex-roi Firouz m’offre des sorbets à la pistache’ en s’exclamant: « Aussi gourmand que moi, mon petit Raphael!» Le baron Truffaldine se trouve toujours seul et triste au Bar du Soleil. Je m’approche de sa table et me plante devant lui. Ce vieux monsieur me raconte alors des histoires interminables dont les protagonistes s’appellent Cléo de Mérode, Otéro, Émilienne d’Alençon, Liane de Pougy, Odette de Crécy. Des fées certainement comme dans les contes d’Andersen.
Les autres accessoires qui encombrent mon enfance sont les parasols orange de la plage, le Pré-Catelan, le cours Hattemer, David Copperfield, la comtesse de Ségur, l’appartement de ma mère quai Conti et trois photos de Lipnitzki ou je figure à côté d’un arbre de Noe!.

 

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