Marcel PROUST Le côté de Guermantes

« Le plus grand charme du côté de Guermantes, c’est qu’on y avait presque tout le temps à côté de soi le cours de la Visonne. On la traversait une première fois, dix minutes après avoir quitté la maison, sur une passerelle dite le Pont-Vieux. Dès le lendemain de notre arrivée, le jour de Pâques, après le sermon s’il faisait beau temps, je courais jusque-là, voir dans ce désordre d’un matin de grande fête où quelques préparatifs somptueux font paraître plus sordides les ustensiles de ménage qui traînent encore, la rivière qui se promenait déjà en bleu ciel entre les terres encore noires et nues, accompagnée seulement d’une bande de coucous arrivés trop tôt et de primevères en avance, cependant que çà et là une violette au bec bleu laissait fléchir sa tige sous le poids de la goutte d’odeur qu’elle tenait dans son cornet. Le Pont-Vieux débouchait dans un sentier de halage qui à cet endroit se tapissait l’été du feuillage bleu d’un noisetier sous lequel un pêcheur en chapeau de paille avait pris racine. À Combray où je savais quelle individualité de maréchal ferrant ou de garçon épicier était dissimulée sous l’uniforme du suisse ou le surplis de l’enfant de chœur, ce pêcheur est la seule personne dont je n’aie jamais découvert l’identité. Il devait connaître mes parents, car il soulevait son chapeau quand nous passions ; je voulais alors demander son nom, mais on me faisait signe de me taire pour ne pas effrayer le poisson. Nous nous engagions dans le sentier de halage qui dominait le courant d’un talus de plusieurs pieds ; de l’autre côté la rive était basse, étendue en vastes prés jusqu’au village et jusqu’à la gare qui en était distante. Ils étaient semés des restes, à demi enfouis dans l’herbe, du château des anciens comtes de Combray qui au moyen âge avait de ce côté le cours de la Vivonne comme défense contre les attaques des sires de Guermantes et des abbés de Martinville. Ce n’étaient plus que quelques fragments de tours bossuant la prairie, à peine apparents, quelques créneaux d’où jadis l’arbalétrier lançait des pierres, d’où le guetteur surveillait Novepont, Clairefontaine, Martinville-le-Sec, Bailleau-l’Exempt, toutes terres vassales de Guermantes entre lesquelles Combray était enclavé, aujourd’hui au ras de l’herbe, dominés par les enfants de l’école des frères qui venaient là apprendre leurs leçons ou jouer aux récréations – passé presque descendu dans la terre, couché au bord de l’eau comme un promeneur qui prend le frais, mais me donnant fort à songer, me faisant ajouter dans le nom de Combray à la petite ville d’aujourd’hui une cité très différente, retenant mes pensées par son visage incompréhensible et d’autrefois qu’il cachait à demi sous les boutons d’or. Ils étaient fort nombreux à cet endroit qu’ils avaient choisi pour leurs jeux sur l’herbe, isolés, par couples, par troupes, jaunes comme un jaune d’œuf, brillants d’autant plus, me semblait-il, que ne pouvant dériver vers aucune velléité de dégustation le plaisir que leur vue me causait, je l’accumulais dans leur surface dorée, jusqu’à ce qu’il devînt assez puissant pour produire de l’inutile beauté ; et cela dès ma plus petite enfance, quand du sentier de halage je tendais les bras vers eux sans pouvoir épeler complètement leur joli nom de Princes de contes de fées français, venus peut-être il y a bien des siècles d’Asie, mais rapatriés pour toujours au village, contents du modeste horizon, aimant le soleil et le bord de l’eau, fidèles à la petite vue de la gare, gardant encore pourtant comme certaines de nos vieilles toiles peintes, dans leur simplicité populaire, un poétique éclat d’orient. »

Marcel PROUST,  Du côté de chez Swann,  P 164-166, édition Gallimard, collection Folio, 1988

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