Patrick Modiano, « Le vieux con »


« Nous avons attendu que la pluie cesse et nous avons marché à pied jusque chez elle. Tout droit, le long de la rue de la Tour. Puis nous avons suivi le boulevard Delessert dans cette zone de Passy construite en étages qui descendent vers la Seine. Un escalier à pic nous a menés dans une petite rue qui débouchait sur le quai. L’ascenseur était en panne. Deux pièces en enfilade. Dans l’une d’elles, un grand lit à la tête de satin blanc capitonné.

— Le vieux con va venir. Ça ne vous dérange pas si nous éteignons la lumière ?

Toujours cette voix douce et posée, comme si la chose allait de soi. Nous étions assis côte à côte sur le canapé, dans la demi-pénombre. Elle n’avait pas quitté son manteau de fourrure. Elle a rapproché son visage du mien.

— Et vous, qu’est-ce que vous faisiez, tous les dimanches soir dans ce restaurant ?

Elle m’avait pris de court. Ses lèvres ébauchaient un sourire moqueur. Elle a appuyé la tête contre mon épaule et elle a allongé les jambes sur le canapé. Je sentais l’odeur de ses cheveux. Je n’osais pas bouger. J’ai entendu le moteur d’une voiture, en bas.

— Ça doit être le vieux con, m’a-t-elle chuchoté.

Elle s’est levée et elle a regardé par la fenêtre. Le moteur s’est éteint. À mon tour, j’ai regardé. Il pleuvait très fort. Une grosse voiture noire et anglaise était arrêtée le long du trottoir. Le marquis se tenait immobile devant l’immeuble.

Il ne portait ni manteau ni imperméable. Elle a quitté la fenêtre et elle est venue s’asseoir sur le canapé.

— Qu’est-ce qu’il fait ? m’a-t-elle demandé.

— Rien. Il reste sous la pluie.

Mais, au bout d’un moment, il s’est dirigé vers la porte de l’immeuble. J’entendais son pas lourd dans l’escalier. Il a sonné deux coups brefs. Puis un autre, très long. Puis des coups brefs. Elle ne bougeait pas du canapé. Il a fini par frapper contre la porte. On aurait dit qu’il essayait de la défoncer. Le silence est revenu. Son pas lourd décroissait dans l’escalier.

Je n’avais pas quitté la fenêtre. Sous la pluie battante, il a traversé la rue et il est venu s’appuyer contre le mur de soutènement de l’escalier que nous avions descendu tout à l’heure. Et il restait là, debout, le dos appuyé contre le mur, la tête levée en direction de la façade de l’immeuble. L’eau de pluie s’écoulait sur lui, du haut des escaliers, et sa veste était trempée. Mais il ne bougeait pas d’un millimètre. Il s’est alors produit un phénomène auquel j’essaie aujourd’hui de trouver une explication : le lampadaire qui éclairait, de haut, l’escalier s’est-il éteint brusquement ? Peu à peu, cet homme se fondait dans le mur. Ou bien la pluie, à force de tomber sur lui, l’effaçait comme l’eau dilue une peinture qui n’a pas eu le temps de se fixer. J’avais beau appuyer mon front contre la vitre et scruter le mur gris sombre, il n’y avait plus trace de lui. Il avait disparu de cette manière subite que je remarquerai plus tard chez d’autres personnes, comme mon père, et qui vous laisse perplexe au point qu’il ne vous reste plus qu’à chercher des preuves et des indices pour vous persuader à vous-même que ces gens ont vraiment existé. »
Patrick Modiano, Fleurs de ruines, p.136-139, ed du Seuil,1991

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