Répertoire général (Patrick Modiano)

« — Si j’étais vous, je pousserais les choses encore plus loin… Je ne me contenterais pas des deux cahiers… Je ferais un répertoire général où seraient mentionnés par ordre alphabétique les noms et les lieux qui figurent sur ces photos…

Il souriait. J’étais déconcerté. J’avais l’impression qu’il se moquait de moi. Le lendemain, je commençais à dresser le répertoire dans un grand agenda par ordre alphabétique. J’étais assis sur le canapé, parmi les piles de photos que je sortais au fur et à mesure des valises, et j’écrivais tour à tour sur les deux cahiers et sur l’agenda. Cette fois-ci, le sourire de Jansen s’était figé et il me considérait avec stupéfaction.

— Je plaisantais, mon petit… Et vous m’avez pris au pied de la lettre…

Moi, je ne plaisantais pas. Si je m’étais engagé dans ce travail, c’est que je refusais que les gens et les choses disparaissent sans laisser de trace. Mais pouvons-nous jamais nous y résoudre ? Et Jansen, après tout, avait manifesté le même souci. En consultant le répertoire que j’ai gardé, je m’aperçois qu’un grand nombre de ses photos étaient des photos de Paris ou des portraits. Il avait inscrit au dos des premières l’endroit où il les avait prises, sinon il m’aurait été souvent difficile de les localiser. On y voyait des escaliers, des bords de trottoir, des caniveaux, des bancs, des affiches lacérées sur des murs ou des palissades. Aucun goût pour le pittoresque mais tout simplement son regard à lui, un regard dont je me rappelle l’expression triste et attentive. »

Chien de Printemps, Seuil éd, 10993, p. 34-35

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