L’Ombre interne V.2 (théâtre)

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L’OMBRE INTERNE V.2 (théâtre)
(Publication de ce texte les jours impairs de Juin, juillet & août 2005)

13 décembre,

Amalia, Amalia, vous m’entendez…, vous êtes là ?… Vous ne voulez pas répondre. Je sais que vous êtes en train de m’observer pendant que j’écris. Alors ? Non ? Tant pis…
Je me souviens d’une de mes visites, vous étiez chez vous, dans l’appartement du parc Montceau. Vous m’aviez accueilli avec cet air grave qui signalait chaque fois une mauvaise nuit. De ces nuits sans sommeil où vous aviez du mal à vous tourner dans le lit tant l’endroit du bassin vous avez fait souffrir. Vous vous souvenez ? Vous avez compris, je parle en écrivant comme ça vous pouvez m’entendre de loin.
Vous m’aviez demandé, à peine arrivé, de me retirer mais je n’avais en rien obéi à cette demande. Je n’ai rien pu dire. Combien de temps a duré ce silence ? Je crois qu’il dure encore…

13 décembre, plus tard dans la nuit.

Je n’ai pas pu continuer tout à l’heure. Encore dérangé par un patient. 19 ans, un mètre quatre vingt un, yeux turquoises, gueule de petite frappe et qui ne supporte pas l’idée d’être assisté par un infirmier. “Tous des tantes”, se plait-il à répéter au personnel de jour. “Multi-traumatismes”, puis-je lire sur la fiche de liaison, à la suite d’un accident de moto.
Ses copains casqués et montés sur bottes épaisses défilent bien après les heures de visites autorisées et me considèrent avec dédain dès que je pénètre dans la chambre. La Petite frappe attend chaque fois leur départ pour m’appeler.
Il est vingt trois heures seize, le service est étrangement calme, plus aucune télévision ne bruit dans les chambres et la Petite frappe a laissé coller son doigt sur la sonnette pendant que j’écrivais. J’ai observé longuement la lumière rouge qui clignotait sur le tableau avant de décoller mes fesses du vieux fauteuil gris à ressorts. Quand je me suis présenté devant sa porte, j’ai attendu quelques instants avant de pénétrer dans sa chambre. Nul bruit, nulles plaintes ne parvenaient jusqu’au couloir. Seul la petite lumière rouge lançait ses appels de détresse.
Et si j’étais occupé ailleurs par un autre malade ?
Et si j’étais anéanti par quelque verre d’alcool ?
Et si j’avais été terrassé par une crise cardiaque ?
Dès que je pousse la porte épaisse et immobilise le clignotement en renversant le bouton blanc accroché sur un tableau interphone, je surprends la Petite frappe en train de s’essuyer les yeux. Sous la lumière blafarde du néon posé juste au-dessus du lit, ses yeux semblent avoir viré au bleu cyan. Je m’attends à un éclat mais n’entends qu’une voix tordue par la pudeur qui lâche : “ Je n’ai pu me retenir… Excusez-moi…” L’odeur qui planait dans la chambre ne laissait pas de doute sur ce qu’il n’avait pu “retenir”.

14 décembre,

Est-ce qu’elle m’entend, m’observe ? L’impression qu’elle me touche de son souffle pendant que je suis étendu sur mon lit étroit… “Tu es là ?…”
Tant que j’attendrai un signe de sa part, je ne saurai pas comment continuer.
Que faire de ses cahiers, maintenant ?
Depuis sa disparition, la maison est restée fermée. Il faudra que je retourne demain et que j’attende sur le banc posé juste en face de l’immeuble façonné. Son fils, peut-être, aura-t-il été prévenu de sa mort et il sera venu de son pays pour “liquider les affaires courantes”, comme on dit. Ponsard, emploie souvent cette expression quand il lui arrive de quitter le service plusieurs jours d’affilés pour un congrès.
Le clochard qui l’autre matin dormait quand je me suis présenté devant l’immeuble a fini par remarquer ma présence. Il occupait le seul banc posé juste en face de la porte en fer forgé. Porte qui semble si difficile à manipuler tant que l’on pas franchi l’arc qui la soutient.
Je garde encore sur moi les clés de la rue Galilée. La vieille clé plate pour la porte en fer forgé frotte contre le tube étrange qui ouvre la porte blindée de l’étage.
Elle avait peur et croyait se protéger derrière ces panneaux métalliques qui avaient défigurés une porte taillée dans la masse alors que les dormants montraient leur fragilité.
J’écris ce matin, porté par le sentiment que je n’ai pas encore tiré de cet appartement tout ce qu’il pouvait m’apprendre sur Amalia.
Et si je m’employais à la nommer différemment ?

15 décembre,

Je supporte de moins en moins de travailler la nuit.
Me manque la présence d’Amalia. (C’est la première fois que j’écris ces mots.)
Le service est plein depuis trois semaines, chaque sortant est immédiatement remplacé de sorte que j’arrive à confondre des noms, des places surtout quand les patients passent d’une chambre à l’autre.
Ce matin, je ne me suis pas contenté de rester au pied de l’immeuble de la rue Galilée. La présence du clochard sur le banc m’a poussé à rejoindre l’étage où elle résidait.
Quand j’ai poussé la porte de son appartement, j’ai pensé qu’elle pouvait se tenir juste derrière, sous la lumière rasante diffusée par les fenêtres du salon de musique. Mais devant moi, je n’ai trouvé que le guéridon sur lequel reposait le vieux téléphone noir en bakélite.
Onze jours me séparaient de sa mort et depuis cette date, je n’avais osé revenir dans ce lieu que je suis incapable de décrire.
Quand je la retrouvais à la rue Galilée , je me rendais aussitôt dans sa chambre où allais chercher dans la cuisine un verre d’eau pour qu’elle avale ses comprimés. Mais jamais je n’avais eu l’occasion de pousser les portes blanches qui garnissaient le long couloir qui conduit au séjour.
Des livres, pour la plupart couverts de papier cristal, montaient du sol au plafond sur des étagères qui avaient dû être blanches, à l’instar des murs. Je ne remarquais aucune poussière, aucun désordre, comme si l’appartement était régulièrement entretenu. Peut-être qu’Assomption venait encore faire le ménage ?
J’ai caressai du regard la photographie d’Amalia qui semblait, sous la lumière de ce début de matinée, sortir de sa nuit et je me suis retiré en tirant la porte derrière moi.
En empruntant les escaliers, j’ai rencontré une dame d’un âge indéfinissable et aux traits si réguliers qu’ils donnaient à penser ce visage était façonné à la manière d’un dessin de Matisse.

16 décembre,

“Avis de passage. Transports, Calberson -France. 16 décembre…, 11h15.
7 colis sont à votre disposition au 9 bis boulevard de Dunkerque. Veuillez prendre contact avec nous au 0 801 812 812.”

Ce soir, en quittant mon appartement pour me rendre à l’hôpital, j’ai trouvé cet Avis collé sur la fine plaque métallique de ma sonnette. N’ayant pas bougé de chez moi toute la journée, je devais dormir pendant que je recevais la visite du livreur. A- t-il sonné, je me le demande ?
J’ai enfoncé dans la poche latérale de ma parka le papier jaune et blanc, sans vraiment comprendre le message qu’il transmettait. C’est maintenant que je découvre la composition typographique du document et des traces enchevétrées de noms et de dates sur les endroits destinés à être complétés. Qui peut bien m’envoyer “7 colis” par l’intermédiaire d’un transporteur internationnal au nom à consonance anglo-saxonne ?
On sonne, encore.

(FIN de la publication de l’Ombre interne, le mardi 9 août 2005)

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