L’Ombre interne I.5 (Théâtre)

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L’OMBRE INTERNE I.5
(Publication de ce texte les jours impairs de Juin & juillet 2005)

5

— Il y aurait une Histoire à reconduire chaque nuit. Il y aurait des personnages qui changeraient de nom parce qu’aucun ne serait suffisant. Il y aurait des restes d’odeurs : domestiques, médicales, qui se mêleraient, s’effaceraient puis adviendraient de nouveau. Des bruits aussi, émergeraient d’entre les nuits et puis toutes les voix étouffées, celles des morts… Leurs appels… “Ne nous laissez pas”, qu’ils diraient, “Ne nous laissez pas.”
— C’est ce que vous écrivez ?…
— Quand je sortirai, je vous montrerai la villa des Accates, celle qui est au bord de la mer. Je vous servirai un thé parfumé à la fraise et nous déferons une à une les enveloppes, et vous lirez devant moi toutes les lettres que j’ai accumulées dans ce casier. Vous ne pourrez pas vous échapper, comme vous le faites ici. Je fermerai la porte. Vous entendez, Luc ?
— Quoi ?
— Un appel…, une voix d’homme, probablement.
— Il est deux heures dix du matin, tous les patients dorment.
— Pas à cet étage. Flûte ! Le cri s’est arrêté.
— Je n’ai rien entendu.
— L’une sur l’autre, empilées. Toutes les chambres de ce bâtiment constituent un immense feuilleté de souffrance. Je sais quand, dans la chambre au-dessus un nouveau patient l’occupe. Pareil pour l’étage inférieur.
— Cet hôpital n’a pas dix ans, à sa construction ils ont veillé à l’isolation phonique… A peine si l’on entend les patients quand on traverse le couloir.
— Pas moi ! Je suis dotée d’une oreille extrêmement sensible, croyez-moi. La nuit, je suis capable de rapporter au mot près tout ce qui se dit autour de ce volume. La chambre 216 est une chambre d’écoute.
— Je ne suis pas sûr qu’il y ait une chambre sous la vôtre
— Moi si. Les architectes n’ont aucune imagination. Les cinq étages de cette barre obéissent à la même répartition. D’ici, je pense quelquefois à cet empilement. Les murs de la façade sauteraient et du jardin on pourrait apercevoir les mêmes lits, les mêmes tables de nuit et des mêmes draps blancs sortiraient des têtes décoiffés. Que regardez-vous ? Mes pantoufles. Ils m’ont levée, ce matin… Elles traînent là, depuis…
— C’est bien.
— Les infirmiers de nuit sont des passagers clandestins. Vous êtes dans ces services hospitaliers, ces gros navires blancs d’où la mer a disparu, vous passez… Il y a bien votre nom sur le tableau de présence, oui… Je ne l’ai jamais vu écrit, mais je l’imagine… Mais vous êtes tous des clandestins… Moi aussi, j’aurais choisi de travailler la nuit si j’avais été infirmière. Mais dans la chaussure…
— “Dans la chaussure… ” C’est nouveau !
— Eh oui, dans la chaussure. Qu’est-ce qui vous prend ?
— Je…
— Laissez-moi parler ! Ma vie a été longue, et j’ai aussi dirigé un atelier de création de chaussures.
— Je ne connaissais pas encore cette part de votre existence.
— Vous ne savez rien de moi ! Considérez-le pour dit ! Pourquoi ce sourire en coin Oui, oui, vous avez esquissé un sourire. Qu’est-ce que vous tenez entre les mains ?
— Je vous ai apporté un livre…
— Vous savez que je ne peux plus !
— Essayez.
— Ah, “Les trois contes”… J’ai dû lire ça quand j’avais quinze ans. Mais c’est “Bouvard et Pécuchet” qu’il faut lire sans tarder ! Vous l’avez lu ?… Non ? Un drôle de bougre, ce Flaubert. Passez sa vie à noter de la Bêtise. Matière brute. Energie inépuisable. Si les automobiles, les centrales électriques, les avions, tout ce qui bouge, quoi !, fonctionnaient à la bêtise, on ne se poserait plus de problème d’énergie. Indépendance nationale. Mondiale ! Plus de Tiers Monde. Il y a même des pays qui seraient obligés de gérer une gigantesque surproduction. Où Allez-vous ? Ne vous éloignez pas !
— J’ai besoin d’air.
— Pourquoi, l’air autour de mon lit est vicié ?
— Vous arrivez à tenir dans une chambre surchauffée ?
— C’est vous qui brûlez, Luc.
— J’entr’ouvre la fenêtre. Je ne me suis jamais habitué à la température qu’on maintient ici…
— C’est pour cette raison que le personnel est pratiquement nu sous leurs vêtements. Regardez, l’ourlet de votre pantalon est décousu.
— Quoi ?
— Tournez-vous, là, la jambe droite. Vous allez finir par marcher dessus.
— Ne me regardez pas comme ça.
— Vous flottez dans vos vêtements !
— Cessez de m’envoyer ce regard perçant qui traque le moindre de mes gestes !
— Ne vous emportez pas. Je vous en prie, tournez-vous vers la lumière.
— Qu’est-ce qui se passe, Amalia ? Vous êtes blême, tout d’un coup.
— Vos parents, Luc ?
— …
— Vos deux frères ?
— …
— Morts dans le même accident, c’est ça ?…
— …
— Luc.
— J’ai eu la faiblesse de vous raconter cette histoire.
— Vous la portez sur vous comme une marque… Moi, je me suis arrangé avec les cahiers. On ne fait que ça, non ? S’arranger…
— Lâchez-moi.
— Laissez-moi sentir votre odeur… J’ai besoin de vous, … Personne ne peut rentrer maintenant… , venez près de moi, comme l’autre fois.
— Ne recommencez pas…
— Juste une fois encore, un moment…, après vous pourrez partir. Non, ne parlez pas, je sais ce que vous allez dire. Je connais au mot près, toutes vos raisons, votre conscience. J’ai besoin de la chaleur de votre corps… …

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