Roland BARTHES, La photo-portrait

« La photo-portrait est un champ clos de forces. Quatre imaginaires s’y croisent, s’y affrontent, s’y déforment. Devant l’objectif, je suis à la fois : Celui que je me crois, celui que je voudrais qu’on me croie, celui que le photographe me croit, et celui dont il se sert pour exhiber son art. Autrement dit, action bizarre : je ne cesse de m’imiter, et c’est pour cela que chaque fois que je me fais (que je me laisse) photographier, je suis immanquablement frôlé par une sensation d’imposture (comme peuvent en donner certains cauchemars). Imaginairement, la photographie (celle dont j’ai l’intention) représente ce moment très subtil où, à vrai dire, je ne suis ni un sujet ni un objet, mais plutôt un sujet qui se sent devenir objet : je vis alors une micro-expérience de la mort (de la parenthèse) : je deviens vraiment spectre. Le photographe les sait bien, et lui-même a peur (fût-ce pour des raisons commerciales) de cette mort dans laquelle son geste va m’embaumer. Rien ne serait plus drôle (si l’on n’en était pas la victime passive…) que les contorsions des photographes pour « faire naturel » : pauvres idées : on me fait asseoir devant mes pinceaux, on me fait sortir (« dehors », c’est plus vivant que dedans), on me fait poser dans un escalier parce qu’un groupe d’enfants joue derrière moi, on avise un banc et aussitôt (quelle aubaine) on me fait asseoir dessus. On dirait que, terrifié, le photographe doit lutter énormément pour que la photographie ne soit pas la mort. Mais moi, déjà objet, je ne lutte plus […] Mais lorsque je me découvre sur le produit de cette opération, ce que je vois, c’est que je suis devenu Tout-Image, c’est à dire la Mort en personne. »

Roland BARTHES, in La chambre claire, 1979, Ed.. Le Seuil

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