» Devenons-nous individuellement et collectivement incapable de soutenir la différence ? Nous pouvons en être affligés, nous ne devons pas en être surpris. La différence fait mal quand on ne perçoit plus ce qui la fonde, et qu’on ne tient plus à ce qu’elle fonde. L’illusion, au sens freudien, n’est pas seulement la croyance, c’est le fait que telle croyance est nécessaire au maintien du narcissisme et de l’identité. Différence et universel, le débat est interminable. Surtout lorsqu’on confond (comme pour le débat entre égalité et inégalité) le droit et le fait. Il n’y a pas un droit de la différence, au sens où cette dernière conférerait des droits dans l’espace public. Il y a un droit à la différence qui garantit le respect d’un espace privé et d’une liberté individuelle. La République est un espace juridique et politique réglé par l’égalité des citoyens (non des hommes concrets) et l’universalisme des valeurs (nom des intérêts). Elle ne doit pas prendre en compte les inégalités de fait (fût-ce pour les redresser par des discriminations positives), non plus que les différences réelles. Les unes et les autres sont le pain et le sel de la liberté des sujets. Au risque de paraître enfoncer des portes ouvertes, il faut rappeler que toute différence n’est pas une inégalité, ni toute inégalité une injustice. Mais, par cette confusion générale dans le discours politique, l’Etat est amené insensiblement à effacer les différences pour ne pas perpétuer les injustices. Semblable en cela à une mère qui veut paraître équitablement bonne pour ses petits il dit à chacun qu’il n’y a pas de préféré, que sa sollicitude et son amour vont également tous ses enfants, et qu’entre eux, il n’y a plus de différences. Confondant la nécessaire et démocratique égalité des droits et une égalité de fait qui n’est ni possible ni souhaitable, il traque souvent des discriminations qui ne sont que des différences. « La passion de l’égalité, source d’injustice », disait Tocqueville. Est-il impossible de reconnaître une position sans penser un terme supérieur à l’autre ? »
Michel Schneider, Big Mother, Psychopathologie de la vie politique, Ed Odile Jacob, 2002, P 154-155