Marcel PROUST, Le côté de Guermantes, Bonnes fatigues

Bonnes fatigues

(…) au moment où je voulais me lever, j’en éprouvais délicieusement l’incapacité ; je me sentais attaché à un sol invisible et profond par les articulations, que la fatigue me rendait sensibles, de radicelles musculeuses et nourricières. Je me sentais plein de force, la vie s’étendait plus longue devant moi ; c’est que j’avais reculé jusqu’aux bonnes fatigues de mon enfance à Combray, le lendemain des jours où nous nous étions promenés du côté de Guermantes. Les poètes prétendent que nous retrouvons un moment ce que nous avons jadis été en rentrant dans telle maison, dans un tel jardin où nous avons vécu jeunes. Ce sont là pèlerinages fort hasardeux et à la suite desquels on compte autant de déceptions que de succès. Les lieux fixes, contemporains d’années différentes, c’est en nous-même qu’il vaut mieux les trouver. C’est à quoi peuvent, dans une certaine mesure, nous servir une grande fatigue que suit une bonne nuit. Celles-là du moins, pour nous faire descendre dans les galeries les plus souterraines du sommeil, où aucun reflet de la veille, aucune lueur de mémoire n’éclairent plus le monologue intérieur, si tant est que lui-même n’y cesse pas, retournent si bien le sol et le tuf de notre corps qu’elles nous font retrouver, là où nos muscles plongent et tordent leurs ramifications et aspirent la vie nouvelle, le jardin où nous avons été enfant. Il n’y a pas besoin de voyager pour le revoir, il faut descendre pour le retrouver. Ce qui a couvert la terre n’est plus sur elle, mais dessous ; l’excursion ne suffit pas pour visiter la ville morte, les fouilles sont nécessaires. Mais on verra combien certaines impressions fugitives et fortuites ramènent bien mieux encore vers le passé, avec une précision plus fine, d’un vol plus léger, plus immatériel, plus vertigineux, plus infaillible, plus immortel, que ces dislocations organiques.
Marcel PROUST, Le côté de Guermantes,  Gallimard, coll La Pléiade, 1973, p 91-92

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