Marcel PROUST, Du côté de chez Swann, Ce nom de Gilberte

Ce nom de Gilberte

Ce nom de Gilberte passa près de moi, évoquant d’autant plus l’existence de celle qu’il désignait qu’il ne la nommait pas seulement comme un absent dont on parle, mais l’interpellait ; il passa ainsi près de moi, en action pour ainsi dire, avec une puissance qu’accroissait la courbe de son jet et l’approche de son but ; – transportant à son bord, je le sentais, la connaissance, les notions qu’avait de celle à qui il était adressé, non pas moi, mais l’amie qui l’appelait, tout ce que, tandis qu’elle le prononçait, elle revoyait ou, du moins, possédait en sa mémoire, de leur intimité quotidienne, des visites qu’elles se faisaient l’une chez l’autre, de tout cet inconnu, encore plus inaccessible et plus douloureux pour moi d’être au contraire si familier et si maniable pour cette fille heureuse qui m’en frôlait, sans que j’y puisse pénétrer, et le jetait en plein air dans un cri ; – laissant déjà flotter dans l’air l’émanation délicieuse qu’il avait fait se dégager, en les touchant avec précision, de quelques points invisibles de la vie de Mlle Swann, du soir qui allait venir, tel qu’il serait, après dîner, chez elle ; – formant, passager céleste au milieu des enfants et des bonnes, un petit nuage d’une couleur précieuse, pareil à celui qui, bombé au-dessus d’un beau jardin du Poussin, reflète minutieusement comme un nuage d’opéra, plein de chevaux et de chars, quelque apparition de la vie des dieux ; – jetant enfin, sur cette herbe  pelée, à l’endroit où elle était un morceau à la fois de pelouse flétrie et un moment de l’après-midi de la blonde joueuse de volant (qui ne s’arrêta de le lancer et de le rattraper que quand une institutrice à plumet bleu l’eût appelée), une petite bande merveilleuse et couleur d’héliotrope, impalpable comme un reflet et superposée comme un tapis, sur lequel je ne pus me lasser de promener mes pas attardés, nostalgiques et profanateurs, tandis que Françoise me criait : « Allons, aboutonnez voir votre paletot et filons », et que je remarquais pour la première fois avec irritation qu’elle avait un langage vulgaire, et hélas, pas de plumet bleu à son chapeau.

Marcel PROUST, Du côté de chez Swann, P 387-388, édition Gallimard, collection Folio, 1988

Ce contenu a été publié dans Écrivains, Marcel Proust, Séries. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.