Jean-Pierre OSTENDE Moins d’oiseau ? Plus de silence

Moins d’oiseau ? Plus de silence

Au printemps, depuis des années, je ne sais pas si tu as remarqué, il y a de moins en moins d’oiseau.
Ce n’est pas plus mal.
Pardon ?
On a plus de silence, de calme et de repos.
Tu vois toujours le bon côté, c’est ta force.
Et comment va ton frère, cela fait longtemps que je ne l’ai plus vu ?
Tu sais, il y a quelques années, trois mois avant son mariage, il a abandonné son amie en prétextant qu’il n’était pas prêt pour un engagement de longue durée, qu’il avait besoin de faire le point, de réfléchir et de vivre seul encore quelque temps, tu sais comment c’est, une espèce d’angoisse de la promesse, la peur d’être enfermé dans une relation exorbitante, le complexe d’Ulysse qui n’a pas tellement envie de rentrer. Bref, il voulait voyager.
Et elle l’a bien pris ?
C’est étonnant comme elle l’a bien pris. C’est presque suspect. J’ai des doutes.
Et alors ?
Il y a quelques jours, en terrasse, on a évoqué cette histoire et elle a parlé de contretemps, tu entends, elle a parlé de contretemps pour qualifier l’absence de cet homme durant quatre ans. Tu te rends compte ? Contretemps ? Quatre ans. Ulysse retrouve ses pantoufles après un contretemps. Comment peut-elle ? C’est étrange.
C’est vraiment compréhensif de sa part.
Il paraît qu’elle a toujours été patiente et compréhensive au point de pouvoir rendre folles certaines personnes.
Tu peux rendre fou quelqu’un à force de compréhension et de patience ?

Chaque fois que je rencontre cet homme qui est un client mystère professionnel, oui, c’est sa profession, je suis ému, tu ne peux pas savoir, ça me fait rêver, le mystère professionnel de cet homme qui joue tous les jours l’inconnu qui arrive, l’homme de la rue qui passe comme s’il était sorti d’un spectacle de Pina Bausch.
Il contrôle quoi ?
Des hôtels. Il est toujours à l’étranger. Je me demande comment il peut tenir le coup, durant des semaines, des mois, à visiter ces hôtels dans le monde entier, en mesurant tout, en notant tout, dans la chambre, au restaurant, au petit-déjeuner… ça doit faire des dégâts de vivre ainsi des semaines entières, à l’étranger, dans de grands hôtels, uniquement en notant et jugeant tout ce qui t’est présenté, en évaluant tout, avec une grille de notation… en ne cessant de faire des observations et des commentaires… d’ailleurs, à force d’être dans de beaux hôtels à contrôler, il ne part jamais en vacances, il ne peut pas…
La déformation professionnelle doit être trop forte.
Oui. Il continue d’apprécier tout ce qu’on lui propose, lui sert, lui offre… c’est intenable… il se sent obsédé par les rapports, les avis à donner, les commentaires. Il est client mystère même dans sa vie intime.
Même avec sa compagne ? C’est comme une prostituée qui conseillerait de ne jamais mélanger la sexualité et le travail.
Je n’avais jamais pensé à ça. Il lui est arrivé de pleurer en écrivant à sa femme qu’il se sentait pris, comme René Char, dans l’ornière des résultats.

Il a aimé la façon dont, présentant son livre Ma durée Pontormo, Pierre Parlant a dit qu’il y avait l’infini dès que l’on commençait d’étudier un objet, aussi petit et ordinaire soit-il.
Même une courgette ?
Oui.
Quel gouffre.
Oui. C’est un gouffre.

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