Emmanuel BOVE, JOURNAL ECRIT EN HIVER,

Emmanuel BOVE , JOURNAL ECRIT EN HIVER

7 octobre

Madeleine aime à paraître ignorer l’éloge que l’on a pu faire d’elle. Lui répète-t-on qu’une de ses amies la trouve belle, qu’elle simule la surprise. Madeleine semble ne pouvoir croire que c’est vrai, alors que, la veille, ces paroles lui ont déjà été rapportées. Elle ne craint pas que l’interlocuteur soupçonne qu’elle feint l’ignorance. Comme si elle était absolument sincère, elle va jusqu’à demander des précisions. C’est ce qui est arrivé aujourd’hui. Dans la soirée, nous avons reçu la visite de Jacques Imbault. Au cours de la conversation, il a dit à ma femme qu’il avait vu sa photographie dans un magazine. « je ne ne savais pas, a-t-il ajouté ironiquement, qu’on vous avait engagée comme modèle.» Jacques Imbault se croit excessivement spirituel, et, pour qu’on s’en rende compte, il parle, entre autres, continuellement d’engagements. Ainsi, il y a quelques jours, je l’ai rencontré aux abords d’un vestiaire de théâtre. J’avais égaré mon numéro et comme il me voyait attendre la fin de la distribution pour rentrer dans mon bien, cela distraitement, un peu comme si j’étais chargé de surveiller la bonne marche du service, il me dit en riant: « Ma parole, la direction vous a engagé comme surveillant! »

Bien que Madeleine m’ait montré hier ce magazine, en pestant contre les photographes, en menaçant même de faire un procès au directeur, non sans trahir d’ailleurs un certain contentement, elle a fait l’étonnée. « Mais dites-moi, Jacques, quel est ce journal ? Il faut que je le fasse acheter immédiatement. » Le plus fort est qu’après avoir posé de nombreuses questions à notre ami elle s’est brusquement souvenue de tout. C’est surtout ce recouvrement de mémoire qui m’a paru ridicule. Que l’on joue l’étonnement quand un ami vous dit avoir appris un de vos gestes généreux, c’est encore admissible, mais que, aussitôt après, on se rappelle avoir eu ce geste, c’est intolérable. Le plaisir de planer sur les propos tenus à son sujet étant passé, Madeleine pense qu’après tout il n’est plus nécessaire de continuer. Elle avoue alors, mais sans songer une seconde que son interlocuteur pourra trouver bizarre ce changement. Car s’il est une chose qui semble impossible à ma femme, c’est qu’on puisse deviner ses pensées. Elle peut tout insinuer, jamais il ne lui viendra à l’esprit que l’on découvrira ce qui la conduit. C’est par ce point qu’elle est le contraire de moi. Alors que ma principale préoccupation est de peser mes mots, de peur de laisser paraître un sentiment intéressé, mesquin, ou plein de vanité, Madeleine, elle, se croit tellement cachée qu’elle peut se permettre les plus invraisemblables revirements sans le moindre risque. En se souvenant aujourd’hui, après avoir semblé l’ignorer, que sa photographie avait en effet paru dans un hebdomadaire, il ne lui est pas venu à l’idée que Jacques ait pu croire qu’elle se le rappelait avant. Et ce qui m’est pénible, c’est que, quand j’essaye de la corriger, quand j’essaye de lui montrer en quoi telle manière prête à l’ironie, elle se fâche comme si je ne voyais en elle que des petits côtés. Elle m’accuse d’être jaloux, de croire que le monde est méchant, sans qu’une seconde elle distingue ce qu’il y a de vrai dans mes observations, de profondément amoureux dans le désir que j’ai qu’elle ne soit pas la risée de nos amis. Elle ne comprend pas que je ne cherche qu’à la défendre. Elle croit au contraire que je m’ingénie à découvrir en elle un mal que personne ne remarque.

Emmanuel BOVE , JOURNAL ECRIT EN HIVER,  1931.

Ce contenu a été publié dans Citation, Écrivains, Séries. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.