Marcel PROUST, Elle

Elle

Certes l’étendue de cet amour, Swann n’en avait pas une conscience directe. Quand il cherchait à le mesurer, il lui arrivait parfois qu’il semblât diminué, presque réduit à rien ; par exemple, le peu de goût, presque le dégoût que lui avaient inspiré, avant qu’il aimât Odette, ses traits expressifs, son teint sans fraîcheur, lui revenait à certains jours. « Vraiment il y a progrès sensible, se disait-il le lendemain ; à voir exactement les choses, je n’avais presque aucun plaisir hier à être dans son lit ; c’est curieux, je la trouvais même laide. » Et certes, il était sincère, mais son amour s’étendait bien au-delà des régions du désir physique. La personne même d’Odette n’y tenait plus une grande place. Quand du regard il rencontrait sur sa table la photographie d’Odette, ou quand elle venait le voir, il avait peine à identifier la figure de chair ou de bristol avec le trouble douloureux et constant qui habitait en lui. Il se disait presque avec étonnement : « C’est elle », comme si tout d’un coup on nous montrait extériorisée devant nous une de nos maladies et que nous ne la trouvions pas ressemblante à ce que nous souffrons. « Elle », il essayait de se demander ce que c’était ; car c’est une ressemblance de l’amour et de la mort, plutôt que celles, si vagues, que l’on redit toujours, de nous faire interroger plus avant, dans la peur que sa réalité se dérobe, le mystère de la personnalité. Et cette maladie qu’était l’amour de Swann avait tellement multiplié, il était si étroitement mêlé à toutes les habitudes de Swann, à tous ses actes, à sa pensée, à sa santé, à son sommeil, à sa vie, même à ce qu’il désirait pour après sa mort, il ne faisait tellement plus qu’un avec lui, qu’on n’aurait pas pu l’arracher de lui sans le détruire lui-même à peu près tout entier : comme on dit en chirurgie, son amour n’était plus opérable.

Par cet amour Swann avait été tellement détaché de tous les intérêts, que quand par hasard il retournait dans le monde, en se disant que ses relations, comme une monture élégante qu’elle n’aurait pas d’ailleurs su estimer très exactement, pouvaient lui rendre à lui-même un peu de prix aux yeux d’Odette (et ç’aurait peut-être été vrai en effet si elles n’avaient été avilies par cet amour même, qui pour Odette dépréciait toutes les choses qu’il touchait par le fait qu’il semblait les proclamer moins précieuses), il y éprouvait, à côté de la détresse d’être dans des lieux, au milieu de gens qu’elle ne connaissait pas, le plaisir désintéressé qu’il aurait pris à un roman ou à un tableau où sont peints les divertissements d’une classe oisive ; comme, chez lui, il se complaisait à considérer le fonctionnement de sa vie domestique, l’élégance de sa garde-robe et de sa livrée, le bon placement de ses valeurs, de la même façon qu’à lire dans Saint-Simon, qui était un de ses auteurs favoris, la mécanique des journées, le menu des repas de Mme de Maintenon, ou l’avarice avisée et le grand train de Lulli. Et dans la faible mesure où ce détachement n’était pas absolu, la raison de ce plaisir nouveau que goûtait Swann, c’était de pouvoir émigrer un moment dans les rares parties de lui-même restées presque étrangères à son amour, à son chagrin. À cet égard, cette personnalité que lui attribuait ma grand’tante, de « fils Swann », distincte de sa personnalité plus individuelle de Charles Swann, était celle où il se plaisait maintenant le mieux.
Du côté de chez Swann,  P 303-304, édition Gallimard, collection Folio, 1988

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