Patrick Modiano, le vieux Philosophe

« Le boulevard Saint-Michel est noyé, ce dimanche soir, dans une brume de décembre, et l’image d’une rue me revient en mémoire, l’une des rares du quartier Latin – la seule, je crois, qui figure souvent dans mes rêves. J’ai fini par la reconnaître. Elle descend en pente douce vers le boulevard, et la contagion du rêve sur la réalité fait que la rue Cujas demeurera toujours pour moi figée dans la lumière du début des années soixante, une lumière tendre et limpide que j’associe à deux films de cette époque : Lola et Adieu Philippine.
Il existait vers le bas de la rue, au rez-de-chaussée d’un hôtel, une salle de cinéma, le Studio Cujas. Un après-midi de juillet, j’étais entré dans la fraîcheur et l’obscurité de cette salle, par désœuvrement, et j’étais l’unique spectateur.
Un peu plus haut, sur la Montagne-Sainte-Geneviève, je retrouvais une amie qui tournait dans les films de la Nouvelle Vague – comme on disait alors.
J’ai pensé à elle, hier après-midi, en croisant devant les grilles du Luxembourg un homme vêtu d’un pull-over de shetland usé, et dont les cheveux bruns et le nez en bec d’aigle me rappelaient quelqu’un. Mais oui, je le rencontrais souvent dans le café où cette amie me donnait rendez-vous. Un certain François, surnommé « le Philosophe », sans doute parce qu’il était professeur de philosophie dans un cours privé.
Lui, il ne m’a pas reconnu. Il tenait un livre à la main et il avait l’allure d’un vieil étudiant. Le hasard me faisait revenir dans ce quartier, après un quart de siècle, et j’étais en présence de cet homme inchangé, fidèle pour toujours aux années soixante. J’aurais pu lui adresser la parole, mais le temps qui s’était écoulé depuis nos dernières rencontres me l’avait rendu inaccessible, comme quelqu’un que j’aurais laissé sur la plage d’une île lointaine. Moi, j’avais gagné le large.
Je l’ai revu aujourd’hui, de l’autre côté des jardins, en compagnie d’une jeune fille blonde. Il est resté un moment à lui parler devant la bouche du RER qui remplace l’ancienne gare du Luxembourg. Puis elle a descendu les marches et elle l’a laissé seul.
Il avançait d’un pas rapide sur le trottoir du boulevard Saint-Michel en direction de Port-Royal. Il tenait toujours son livre à la main. J’ai essayé de le suivre, les yeux fixés sur son pullover de shetland dont la tache verdâtre a fini par se perdre à la hauteur de la rue de l’Abbé-de-l’Épée.
J’ai traversé les jardins. Était-ce la rencontre de ce fantôme ? Les allées du Luxembourg où je n’avais pas marché depuis une éternité ? Dans la lumière de fin d’après-midi, il m’a semblé que les années se confondaient et que le temps devenait transparent. Un jour, j’avais accompagné cette amie qui faisait du cinéma, dans sa voiture décapotable, de la Montagne-Sainte-Geneviève jusqu’aux studios de Saint-Maurice. Nous suivions les quais à la sortie de Paris et les platanes formaient une voûte de feuillage. C’était un printemps de 1963 ou de 1964. »

 

Patrick Modiano, Fleurs de ruines, p.40-43, ed du Seuil,1991

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