Leurs Noms , Patrick Modiano

« Où étions-nous ? Au cœur de la Haute-Savoie. J’ai beau me répéter cette phrase rassurante : « au cœur de la Haute-Savoie », je pense plutôt à un pays colonial ou aux îles Caraïbes. Sinon, comment expliquer cette lumière tendre et corrosive, ce bleu nuit qui rendait les yeux, les peaux, les robes et les complets d’alpaga phosphorescents ? Tous ces gens étaient entourés d’une mystérieuse électricité et l’on s’attendait, à chacun de leurs gestes, qu’il se produisît un court-circuit. Leurs noms – quelques-uns me sont restés en mémoire et je regrette de ne pas les avoir consignés tous sur le moment : je les aurais récités le soir, avant de m’endormir, en ignorant à qui ils appartenaient, leur consonance m’aurait suffi – leurs noms évoquaient ces petites sociétés cosmopolites des ports francs et des comptoirs d’outre-mer :

Gay Orloff, Percy Lippitt, Osvaldo Valenti, Ilse Korber, Roland Witt von Nidda, Geneviève Bouchet, Geza Pellemont, François Brunhardt… Que sont-ils devenus ? Que leur dire à ce rendez-vous où je les ressuscite ? Déjà, à cette époque – cela va faire treize ans bientôt –, ils me donnaient le sentiment d’avoir, depuis longtemps, brûlé leur vie. Je les observais, je les écoutais parler sous la lanterne chinoise qui mouchetait les visages et les épaules des femmes. À chacun je prêtais un passé qui recoupait celui des autres, et j’aurais voulu qu’ils me dévoilent tout : quand Percy Lippitt et Gay Orloff s’étaient-ils rencontrés pour la première fois ? L’un des deux connaissait-il Osvaldo Valenti ? Par l’entremise de qui Madeja était-il entré en relation avec Geneviève Bouchet et François Brunhardt ? Qui, de ces six personnes, avait introduit dans leur cercle Roland Witt von Nidda ? (Et je ne cite que ceux dont j’ai retenu les noms.) Autant d’énigmes qui supposaient une infinité de combinaisons, une toile d’araignée qu’ils avaient mis dix ou vingt ans à tisser. »
Patrick Modiano, Villa triste, Gallimard ed, 1975, p.36-37

 

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