« Polaroïd », voir et représenter
« Ça avait commencé par la peur.
Nous étions allés à Quillebeuf, comme souvent cet été-là. On était arrivés à l’heure habituelle, à la fin de l’après-midi. Comme chaque fois on avait traîné le long du bastingage blanc qui borde les quais depuis l’église, l’entrée du port, jusqu’à sa sortie, le chemin abandonné qui devrait aller à la forêt de Brotonne.On regarde l’autre rive, le port pétrolier, et au loin, les hautes falaises du Havre, le ciel. Puis on regarde le bac rouge qui traverse, les gens qui passent, les eaux du fleuve. Et toujours ce bastingage qui en garde l’approche, fragile et blanc. On va s’asseoir ensuite à la terrasse de l’hôtel de la Marine, le centre de la place, face à la rampe du bac. Les tables sont à l’ombre des bâtiments de l’hôtel. L’air est immobile, il n’y a pas de vent. Je vous regarde. Vous regardez l’endroit. La chaleur. Les eaux plates du fleuve. L’été. Et puis vous regardez au-delà. Les mains jointes sous le menton, très blanches, très belles, vous regardez sans voir. Sans bouger du tout, vous me demandez ce qu’il y a. Je dis comme d’habitude. Qu’il n’y a rien. Que je vous regarde. Vous ne bougez pas tout d’abord et puis, de là où je suis, je vois un sourire dans vos yeux. Vous dites: – C’est un endroit qui vous plaÎt, ici, un jour ce sera dans un livre, la place, la chaleur, le fleuve. Je ne réponds pas à ce que vous dites. Je ne sais pas. Je vous dis que je ne le sais pas à l’avance, que c’est au contraire rare quand je le sais. La place est vide. Le bac transporte beaucoup de touristes. C’est la fin de la vallée de la Seine ici, le dernier bac après celui de Jumièges. Aussitôt le bac reparti, la place redevient vide. C’est entre deux arrivées du bac, dans ce vide de la place, que la peur est arrivée. Je regarde autour de nous et voici qu’il y a des gens, là-bas, au fond de cette place, à la sortie du chemin abandonné, là où il ne devrait y avoir personne. Ils sont arrêtés et ils regardent vers nous. Ils sont une quinzaine, tous pareillement habillés de blanc. Il s’agit d’une même personne indéfiniment multipliée. Je cesse de regarder. »
Marguerite DURAS, EMILY L, (Editions de Minuit, 1987)