Une rue de Paris et son habitant, Honoré de BALZAC (1845)

 Dans la nouvelle collection « Polaroïd » ou voir et représenter 

I  PHYSIONOMIE DE LA RUE

« Paris a des rues courbes, des rues qui serpentent ; mais peut-être ne compte-t-il que la rue Boudreau, dans la Chaussée-d’Antin, et, près du Luxembourg, la rue Duguay-Trouin, qui figurent exactement une équerre. La rue Duguay-Trouin étend une de ses deux branches sur la rue de l’Ouest, et l’autre sur la rue de Fleurus.

En 1827, la rue Duguay-Trouin n’était pavée ni d’un côté ni de l’autre ; elle n’était éclairée ni à son angle rentrant, ni à ses bouts. Peut-être encore aujourd’hui n’est-elle ni pavée ni éclairée. À la vérité, cette rue a si peu de maisons, ou les maisons ont tant de modestie, qu’on ne les aperçoit point ; l’oubli de la ville s’explique alors par le peu d’importance des propriétés.

Un défaut de solidité dans le terrain explique cet état de choses. La rue est située sur un point si dangereux des Catacombes, que naguère une certaine portion de la chaussée a disparu, laissant une excavation aux yeux étonnés des quelques habitants de ce coin de Paris.

On fit beaucoup de bruit dans les journaux à ce propos. L’administration reboucha le fontis, tel est le nom de cette banqueroute territoriale, et les jardins qui bordent cette rue sans passants se rassurèrent d’autant mieux que les articles ne les atteignirent point.

La branche de cette rue qui débouche sur la rue de Fleurus est entièrement occupée, à gauche, par un mur au chaperon duquel brillent des ronds de bouteille et des pointes de fer prises dans le plâtre, espèce d’avis donné aux mains des amants et des voleurs.

Dans ce mur, il existe une petite porte perdue, la fameuse petite porte du jardin, si nécessaire dans les drames, dans les romans, et qui commence à disparaître de Paris.

Cette porte, peinte en gros vert, à serrure invisible, et sur laquelle le contrôleur des contributions n’avait pas encore fait peindre de numéro ; ce mur le long duquel croissent des orties et des herbes à épis barbus, cette rue à ornières, les autres murailles grises et lézardées, couronnées par des feuillages, là tout est en harmonie avec le silence qui règne dans le Luxembourg, dans le couvent des Carmes, dans les jardins de la rue de Fleurus.

Si vous alliez là, vous vous demanderiez : « Qui est-ce qui peut demeurer ici ?… »

Qui ?… vous allez voir. »

II   SILHOUETTE DE L’HABITANT
« Un jour, sur les trois heures du soir, cette porte s’ouvrit ; il en sortit un petit vieillard grassouillet, pourvu d’un abdomen flottant et proéminent et qui l’oblige à bien des sacrifices, car il est forcé de porter un pantalon excessivement large, afin de ne pas gêner ses mouvements ; aussi, depuis longtemps, a-t-il renoncé complètement à l’usage des bottes et des sous-pieds ; il a des souliers, et ses souliers étaient à peine cirés.

Le gilet, incessamment repoussé vers le plan supérieur des cavités gastriques par ce ventre de cuisinier, et déprimé par le poids de deux protubérances thoraciques qui feraient le bonheur d’une femme maigre, offre à la plaisanterie des passants une ressemblance parfaite avec une serviette roulée sur les genoux d’un convive absorbé dans une discussion au dessert.

Les deux jambes sont grêles, le bras est long, une des mains n’a de gant que dans les occasions les plus solennelles, et l’autre ignore absolument les bénéfices de cette seconde peau.

Ce personnage évite l’aumône et la pitié que lui mérite l’état d’une vénérable redingote verte, par une rosette rouge qui prouve l’utilité de l’ordre de la Légion d’honneur, un peu trop contestée depuis dix ans, disent les nouveaux chevaliers.

Le chapeau bossué, dans un système constant d’horripilation aux endroits où persiste un poil roussâtre, ne serait pas ramassé par le chiffonnier si le petit vieillard l’oubliait sur une borne.

Beaucoup trop distrait pour s’astreindre à la gêne qu’exige une perruque, ce savant (c’est un savant) montre, en saluant, une tête qui, vue d’aplomb, a toute l’apparence du genou de l’Hercule Farnèse.

Au-dessus de chaque oreille, quelques bouquets de cheveux blancs tortillés brillent au soleil comme les soies factieuses d’un sanglier poursuivi. Le cou, d’ailleurs, est athlétique et se recommande à la caricature par une infinité de rides, de saillants, par un fanon flétri, mais armé de piquants à la façon des orties.

L’état constant de la barbe explique aussitôt pourquoi la cravate, constamment refoulée, roulée, travaillée par les mouvements d’une tête inquiète, a comme une contre-barbe infiniment plus douce que celle du bonhomme, et composée des fils éraillés de ce tissu malheureux.

Maintenant, si vous avez deviné le torse, le dos puissant d’un travailleur obstiné, vous connaîtrez la figure douce, un peu blafarde, les yeux bleus extatiques et le nez fureteur de ce vieillard ; quand vous saurez que le matin, coiffé d’un foulard, et serré dans sa robe de chambre, l’illustre professeur (il est professeur) ressemble tant à une vieille femme, que plus d’un jeune homme allemand, venu du fond de la Saxe, de Weymar ou de la Prusse pour le voir, lui a dit : « Pardon, madame ! » et s’est retiré.

Cette silhouette d’un des plus savants et des plus vénérés membres de l’institut, accuse si bien l’entraînement de l’étude et les distractions causées par la recherche de la vérité, que vous devez reconnaître le célèbre professeur Jean-Népomucène-Apollodore Marmus de Saint-Leu, l’un des plus beaux génies de ce temps. »

Honoré de BALZAC, Une rue de Paris et son habitant (1845)  

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