L’Ombre interne V.4 FIN (Théâtre)

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L’OMBRE INTERNE V.4 (théâtre)
(Publication de ce texte les jours impairs de Juin, juillet & août 2005)

Le regard d’Amalia sur la photographie.
Je l’arrête, le recommence, il est là, juste devant pendant que je tente de le discerner.
Il faudrait s’habituer à traiter l’instant comme on combine des lieux de passage devant des immeubles en chantier. Mais non. Ce regard m’obsède parce qu’il se désigne. Je n’aurais jamais l’occasion de le croiser autrement que sur cette photographie un peu pâle et jaunie sur les bords.
La photographie d’Amalia est le seul objet que j’ai ravi à l’appartement de la rue Galilée. Mais ici, entre ces murs où jamais une seule représentation ne fut accrochée, il me gène.
Je revois la main d’Amalia se levant vers le cadre, l’enfant derrière la fenêtre qui jouait, seul, et la lumière qui descendait lentement. J’étais protégé par l’ombre naissante sous la voix légèrement cassée qui m’implorait de reconnaître une différence entre les deux yeux. Aujourd’hui, ce n’est plus l’inclinaison des paupières, ni l’ovale précieux qui m’attirent mais ces points bistres, traces de quelque inondation.
Amalia…, Amalia…, vous êtes-là ? Ce soir, je sens à nouveau votre présence, surtout quand je me mets à observer cette photographie. Qui me parlait quand je vous écoutais inventer des pères successifs ? Vous le savez, non ? Vous souvenez-vous du premier soir où je suis entré dans votre chambre ? Vous étiez en train de regarder par la fenêtre et avez mis un moment avant de me porter attention. Vous étiez si occupée par le silence de votre chambre que mêmes les bruits que j’apportais du dehors n’ont pas détourné votre regard. Je suis resté immobile au pied du lit et j’ai attendu en observant vos cheveux dispersés sur l’oreiller. Leur blancheur se mêlait avec la couleur de votre chemise de nuit. Vous étiez étrangement calme comme les êtres qui ont déjà quitté le monde.
Mais vous n’existiez pas.
Vous n’avez jamais existé.
M’entendez-vous, Amalia ?

AmAliA. Prononcer le nom en détachant tous les A qui équilibrent la graphie. Le L et I semblent enfermés en ces barres croisées qui sont tenues en leur centre par crainte de s’applatir. Vous êtes là, dans cette tension qui assistent les barres droites et fragiles. Liées.

Premier week-end du mois que je ne passe pas à l’Hôpital. Et comme chaque fois que je dispose de deux jours et de deux nuits consécutifs, je me sens un peu perdu.
Je me suis levé en pleine nuit, réveillé par des cris qui montaient du carrefour. Deux automobilistes se renvoyaient, en hurlant, leur version de l’accrochage dont ils venaient d’être victimes. Et tous les immeubles alentours étaient invités à comparer les explications techniques qu’ils proféraient. Quand j’ai refermé la fenêtre du séjour, les voix se sont éloignées à mesure que je traversais l’appartement pour me rendre à la cuisine. En passant dans le noir, mon pied à buté sur les deux piles de cartons et aussitôt, une douleur suraiguë à l’endroit d’un ongle incarné m’immobilisa au centre du hall. J’ai dû rester quelques secondes le pied en l’air, à me tenir au carton posé juste au dessus de l’interrupteur. Quand j’ai trouvé la force de me rendre à la cuisine sur un pied, la douleur s’était diffusée à tous les orteils.

Trou noir dans l’extrême densité de la nuit. J’ai à nouveau oublié de fermer les volets de la porte-fenêtre. Callas geint à côté et me revient une conversation avec Amalia que je n’ai jamais pu retranscrire.

J’ai rêvé cette conversation ou a-t-il vraiment eu lieu ?

— Pourquoi vous avez choisi, Luc ?
— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?…
(Elle se tenait au bord du lit et son corps avait déporté la masse de draps et de couvertures qui la tenait.)
— Parlez.
— C’est par la parole qu’on discerne le noir, du blanc, la marge, du centre… Luc… Luc… C’est le plus impersonnel des évangiles : il porte une adresse et l’auteur commence par dire “Je”. La tradition nous le présente comme un médecin d’une exquise sensibilité et comme un historien qui sait aussi raconter. D’après son propre témoignage, Luc est celui qui a su mettre en ordre des documents de première main avec le souci de les dater très exactement. Ce n’est pas ce que j’attends de vous, Luc…
— “Il porte une adresse…” Que voulez-vous dire ?
— Il écrit à l’adresse d’un certain Théophile, mystérieux et inconnu. Aujourd’hui, à quoi cela peut nous servir de savoir à qui Luc s’adressait puisque nous le lisons ? Dites-moi, un peu, Luc…

Est-ce parce que mon regard s’est porté vers un volume fatigué qui réunit les quatre évangiles que me revient cette conversation ? Je l’entends dire avec sa voix cassée : “Dès que l’on transcrit des paroles, elles s’annulent à mesure que les mots avancent sur la page.” Si j’avais admis son idée, je ne disposerais pas aujourd’hui de ces cahiers remplis de tirets.

Malgré la douleur persistante qui gagnait l’ensemble de mon pied, j’ai trouvé la force d’ouvrir le premier carton de la pile qui porte le numéro 5. Deux rangées de cahiers comprimés, montaient du fond et pour les caler, on avait froissé autour des pages de magazines. Je n’ai pas eu besoin d’ouvrir le reste des cartons pour comprendre qu’il s’agissait des cahiers rassemblés aux Accates. En tenant entre mes mains le premier cahier qui s’offrait à moi, j’ai senti un souffle froid m’enveloppait et tout près, la présence d’Amalia. Etait-elle en train de m’observer pendant que je m’accrochais à cette couverture encore lisse sur laquelle elle avait tracé un 32 aussi déformé que les numéros portés sur les cartons.
Ainsi, avant de mettre le feu aux Accates, Amalia avait sauvé ce à quoi elle tenait le plus et l’avait “adressé” à ce Luc inventé, chargé de classer, de mettre de l’ordre, de rapporter…
Combien d’heures suis-je resté étendu au centre du hall, entouré par tous les cahiers que j’avais libérés de leur enveloppe bistre ? Je me suis assoupi sur le carrelage froid en laissant couler des larmes qui glissaient à l’endroit de mes oreilles. La lumière dispersée issue de l’ampoule qui pend au plafond avait fini par me couvrir entièrement. Et il fallut le bruit d’une porte claquée à l’étage inférieur pour interrompre le rêve de la gare qui se répétait. Trains, verrière, passages… Lequel prendre ? Par quel cahier, commencer ?
Aux Accates, j’avais tenu des jours entiers sous l’emprise de ces pages pendant qu’Amalia surveillait mes moindres apparitions. Si elle avait soupçonné que je notais régulièrement nos paroles échangées, comment aurait-elle réagi ?
Le signe que je recevais par delà une mort programmée s’accomplissait à un moment où j’avais de plus en plus de mal à espacer mes visites à la rue Galilée. Il m’arrivait de rejoindre l’appartement d’Amalia dès six heures du matin, juste après avoir quitté l’Hôpital et d’y rester toute la journée à attendre le moment de retrouver le service. D’autres fois, je passais juste une heure pour m’emplir de l’odeur d’encens que je préservais en veillant à ne pas ouvrir les fenêtres. L’atmosphère confinée de cet espace semblait encore actualiser sa présence.
Mais depuis cet envoi, je me trouvais devant une étrange situation. Les cahiers que je croyais perdus étaient dispersés sur les carreaux marbrés du hall étroit de mon deux pièces et à moins de cinq kilomètres, à la rue Galilée, la suite de cet ensemble était confinée dans une armoire préservée par un drap usé. Je tournais au hasard quelques pages sans avoir la force de m’arrêter sur une ligne, un mot même. Désormais, je disposais de la totalité des cahiers d’Amalia et pourtant j’avais le sentiment que je ne pourrais plus en lire la moindre ligne. Sa disparition semblait avoir embarrassé l’intéret que je portais à ces romans recopiés, à ces listes de nom, aux épisodes de sa jeunesse.

Comment me tenir, désormais ? Heureusement, Callas juste derrière moi, appelle pendant que je trace ces mots.
“Appelle”
“Elle appelle ?”
“Mais qui ?”
“Elle, bien sûr !”

Se sentir regardé en permanence et frontalement. Pas en biais, ou par quelque diagonale complexe, non. Là, juste là, devant moi : dans les couloirs du service, pendant que je mange, quand j’écris aussi, surtout quand j’écris et jusque dans mon sommeil. J’aperçois confusément le visage d’Amalia chaque fois posée sur une main en manière de pose photographique et cette image me borde.
Pourquoi, seule la voix de Callas, dès qu’elle se manifeste, chasse cette présence ?

Je n’ai jamais pu accrocher la moindre image autour de moi. La photographie de la rue Galilée a été enfouie sous les vieux journaux qui entouraient les cahiers d’Amalia.
Une lumière incurvée baigne l’endroit du lit où je repose la tête. Le drap est froissé par l’écrasement de ce corps que j’ai de plus en plus de mal à reconnaître. L’autre soir en gagnant le service, j’ai croisé dans l’ascenseur, Paula, l’infirmière de nuit du troisième qui a découvert une rangée de dents jaunie en me lançant négligemment : “Mais tu décolles en ce moment.”
Tout à l’heure, juste après ma douche, j’ai présenté un corps dégoulinant devant le miroir de la salle de bain et j’ai observé les creusements volontaires jusqu’au moment où la fraîcheur m’a obligé à le couvrir. Cette image s’est confondue avec les tournoiements d’une chevelure blanche qui descendait en fines volutes.
A force de tendre le cou vers la source lumineuse qui découvre le papier peint mal tendu de la chambre d’Amalia, je me surprends à regarder les objets, non plus en fonction de leur forme mais comme s’ils étaient totalement isolés.

L’appartement de la rue Galilée me garde. Je tente bien d’ouvrir l’armoire aux cahiers, mais je ne puis consulter que les notes prises juste après mes visites à Amalia. Maintenant, les pages ornées de tirets étrangement réguliers m’accompagnent même à l’Hôpital. Il manque sans doute des paroles lancées à travers le répondeur et qui ont été avalées par l’appareil. Et puis l’expression de ses silences quand elle me jetait un regard empreint de tristesse. L’être d’Amalia, sa prèsence autour ne seront jamais retranscrits par des mots. Je ne saurais pas.
“Une nuit, elle m’est apparue en rêve…” Elle avait copié cette phrase comme des centaines de milliers d’autres mais pour les annuler de toute mémoire.

S’enfermer pour rassembler dans un seul regard tout ce que cet appartement protège. Il ne suffit pas de descendre chez l’épicier du coin, acheter des céréales et des laitages, pour penser que j’appartiens encore au monde des vivants. Je me suis éloigné des cahiers Calberson en résidant désormais à la rue Galilée. Je ne passe à la rue Lacépède que pour expulser de l’étroite boite aux lettres les nombreuses publicités qui l’engorgent, ne laissant plus de place aux factures et avis de passage de la Compagnie des eaux.

J’aurais pu inventer cette histoire comme on déclare un enfant à l’Etat civil pour lui conférer une existence légale. J’aurais pu bricoler des instants de passage pour rapporter comment cette femme, vieille alors, avait manigancé des paroles convenues pour me tenir près d’elle. Mais très vite j’ai succombé à son emprise tout en sachant que le temps l’anéantirait. Pourtant, il m’était impossible de la tenir à distance.

….m’était impossible de la tenir à distance…

FIN

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