L’ombre interne V.3 (théâtre)

010605_1010605_2010605_3010605_4

L’OMBRE INTERNE V.3 (théâtre)
(Publication de ce texte les jours impairs de Juin, juillet & août 2005)

16 décembre,
1h33 du matin
.

Encore la Petite frappe. Au moment où j’ai relevé les températures, j’ai constaté une brutale augmentation de la sienne. Ce soir, elle est montée à 39,7. Je ne peux échapper à ses appels nocturnes, chaque fois ponctués par un “C’est vous cette nuit.”, dès que je pénètre dans sa chambre.
Il m’est apparu étrangement amaigri ce soir et j’ai remarqué de fins boutons rouges qui perçaient à travers sa barbe de trois jours. Je sais que le personnel de jour insiste pour que les patients ne négligent pas leur toilette, mais avec lui il doit en être tout autrement.
“Le garçon du 21 est un caractériel, fais gaffe !” C’est par cette recommandation qu’il me fut pour la première fois désigné par Rosette, l’infirmière de jour qui l’avait accueilli quelques heures après son accident. “Caractériel”, mot vide de sens dès qu’il est appliqué à tout patient qui résiste au pouvoir médical.
La Petite frappe ne parvenait pas à s’endormir et me réclamait un comprimé de Lexomil. En l’écoutant me citer le nom de ce médicament avec assurance, je suis resté immobile, les yeux penchés sur la courbe de sa température. Il attendit avec moi puis me lança en manière de défi un “Vous dormez ! ?” qui me fit sursauter.
— Je ne suis pas autorisé à distribuer des médicaments sans l’avis de l’Interne de service. En avez-vous parlé lors de la visite ?
— C’est un con çui-là aussi, j’y ai dit que j’arrivais pas à dormir. Mais ici on m’écoute pas !
— Votre température est montée ce soir.
— Qu’est-ce que vous voulez qu’j’y fasse ! Donnez-moi n’import’quoi pour dormir. Les nuits sans dormir c’est l’pire ici !

Si ce jeune garçon avait trouvé la force de s’expulser de son lit, je suis persuadé qu’il aurait foncé sur moi. Comme je n’avais nulle envie d’entrer dans son jeu, j’ai rapporté un placébo qui sembla le calmer dès que je l’eu déposé dans la seule main libre de toute perfusion.

(Je me suis “amusé” à retranscrire la brève conversation que nous avons eue comme je faisais avec Amalia pendant tout le temps où…)

16 décembre,
4h07.

Encore la Petite frappe. Je me demande si je vais continuer à le désigner de la sorte tant il m’est apparu fragile et paumé dans son délire. Pleurant, gesticulant. Il a arraché sa perfusion et voulait descendre de son lit. J’ai eu le plus grand mal à le tenir. La “Mamie” du 23, celle-là même qui m’alerta pendant que j’écrivais était restée derrière la porte pendant que je l’empêchais de quitter son lit. Il avait déjà décollé la moitié de ses bandages et lançait des cris suraigus qui résonnaient entre les murs de sa chambre. Devant la violence qu’elle percevait de l’autre côté, elle accourut pour m’aider à le tenir. Un moment, j’ai cru que je serais obligé de faire appel à l’Interne de garde, mais je craignais que la présence d’une personne étrangère ne déculpe sa fureur.
Dès qu’il aperçut la “mamie” du 23 il fondit en larmes en se blotissant contre sa poitrine. Elle demeura un moment sans bouger et lentement, il commença à se calmer dans la chaleur de ses seins. Pendant tout ce temps, elle demeura étrangement silencieuse et seuls les derniers sanglots soulevaient encore ce torse amaigri. J’étais paralysé par cette scène et me tenait à l’écart, près de la fenêtre qui laisser passer le vrombissement d’un moteur. Quand il fut complètement apaisé, la “mamie” me fit signe de sortir. Derrière la porte que je tins entre ouverte, je l’entendis chuchoter des paroles qu’il m’était impossible de comprendre.
Je me suis retrouvé au centre d’un couloir absolument rectiligne et après la violence que je venais de subir, cet espace luisant que je traversais chaque nuit sans le voir, m’apparaissait froid, irréel et comme dégagé de toutes les souffrances qu’il calfeutrait.

17 décembre
9 h11.

Sept colis sanglès dans un papier kraft froissé, sont posés dans l’entrée. Ce matin, peu de temps après mon arrivée, un livreur à l’accent martiniquais à crié mon nom dans le hall de l’immeuble pour s’assurer de ma présence. Et tout de suite après il a lancè un “Deuxième passage” qui se mêlait aux bruits de ses pas montant les escaliers.
Je les observe de loin en écrivant sur ce cahier et revois devant moi le visage de la Petite frappe tordu par la douleur. Les sept cubes portent chacun un numéro tracé dans une écriture tremblée, à l’instar des étiquettes qui ont été découpées dans un cahier d’écolier. Je n’ose m’approcher de cette masse beige qui monte jusqu’à l’ouvre porte, pressentant qu’ils parviennent de l’autre bord du monde, celui que je voudrais inconnaissable.
Je sors de cette nuit, épuisé et seul le sommeil pourra me… Allons dormir.

17 décembre
13 h18

Pas eu besoin de somnifère, tout à l’heure. C’est probablement pour cette raison que j’ai pu rêver… Je me suis retrouvé dans une gare de province, seul sur un quai et je voyais défiler des trains sans savoir lequel je devais prendre. Une lumière blanche traversait la verrière, loin au-dessus de moi, pourtant il me semblait que la nuit avait couvert la ville juste avant mon entrée dans ce lieu de passage. (J’avais coordonné deux temps : celui de mon rêve et le moment de mon sommeil.)
Les colis n’ont pas bougé de place. Je suis passé et repassé devant en me rendant à la cuisine mais sans m’en approcher. Pourtant, il m’avait semblé reconnaître l’écriture apposée sur les étiquettes.
A nouveau, je me sens incapable d’avaler un repas. Le café que je bois entre les mots tracés, me brûle les entrailles en fixant un goût amer dans ma bouche. Et même en augmentant la dose de sucre, je ne parviens pas à réduire l’amertume qui dévale avec ma salive.
Comment je me comportais avant d’arranger les temps entre, ces temps autour des nuits, occupés par des notes jetées sur les cahiers ? Le souvenir d’Amalia m’obsède. Plus les jours (je devrais écrire, “les nuits”) me séparent de sa disparition corporelle, plus je m’estime incapable de “trouver une solution.” (Commode, la ponctuation, par des signes on est en mesure de signaler des ordres du temps, des degrés dans les passages, des sens manifestés.)
Callas crie tout près de moi. Qui appelle-t-elle pendant que je me débat avec l’impression que tout est décalé en moi. Je retourne à cette voix qui ne m’avait plus atteint depuis l’annonce de l’incendie. C’est un peu comme si j’avais attaché l’Etre Callas à cette femme que je visitais à la chambre vingt et une et qui parfois, pleurait pour que je la réchauffe avec mon corps.
Mais je saigne du nez !

plus tard

Plus question de m’embarrasser avec des dates, des temps, désormais nous mettrons, là aussi, du blanc entre !
Si je pouvais conduire mes jours comme des phrases en me conformant à un ordre syntaxique, à des règles d’accord, de substitution, d’accompagnement, je me demanderai moins ce que je conduis obscurément à travers ces nuits de veille où j’attends des appels.
Et les patients savent-ils qu’en vérité, ils m’assistent ?
Les colis traînent toujours dans le hall et il me faut les éviter quand je transporte de la cuisine, la table roulante sur laquelle je prends mes repas. Maintenant, je suis incapable d’avaler le moindre aliment quand je rentre d’une nuit passée à l’hôpital. Depuis une semaine, ma nourriture est essentiellement composée de céréales agrémentées de fruits secs ramollis par du lait et que j’avale juste avant de prendre mon service. Quand je me laisse porter par la rame de métro qui me transporte jusqu’aux abords de l’hôpital, je garde encore dans la bouche un goût de lait lourd et sucré.
Après des nuits étrangement calmes, comme celle-là, où je me retrouve confiné dans ce bureau à attendre la relève du matin, je suis parfois traversé de pensées meurtrières. Les corps souffrants calfeutrés derrière leur porte sont à ma merci. Et ils le savent.
La chambre 14 placée juste en face du Bureau est libre depuis trois nuits, et ses deux lits m’attendent. Vais-je m’arrêter d’écrire pour aller déposer ce corps amaigri mais que j’ai de plus en plus de mal à porter ?

(FIN de la publication de l’Ombre interne, le mardi 9 août 2005)

Ce contenu a été publié dans Works in progress. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire