L’ombre interne V.1 (théâtre)

010605_1010605_2010605_3010605_4

L’OMBRE INTERNE V.1 (théâtre)
(Publication de ce texte les jours impairs de Juin, juillet & août 2005)

1
27 janvier
Luc,

Au moins cette lettre. La lirez-vous ? Jamais je ne le saurai, comme de toutes les autres d’ailleurs. Laissez-moi imaginer que cette longue feuille ondule entre vos mains sous de lentes expirations, celles que j’ai chaque fois reconnues avant même de vous apercevoir…
Ne me trahissez pas.
Vous m’avez quittée en vous affublant de ce prétexte : “les cahiers”, sans penser que j’étais en mesure, malgré mon mal, de vous échapper. Les Accates sont dissous et avec elle, les papiers jaunis auxquels vous avez consacré votre temps pour me fuir. Vous ne pouvez imaginer ce qu’ils ont représenté d’effort pour s’édifier au long d’une existence…
Et si je vous avais menti depuis le début, depuis toujours ?
Et si l’Amalia, la vraie avait été la main qui a tracé ces milliers de lignes ?
Et si l’Amalia de la photographie, c’était moi avant que le temps modifie l’essence de mon regard ?
Vous saignez en ce moment, de mon tas de cendre, je sens le liquide noirâtre s’assécher sur les particules volatiles. Vous vous tenez juste au-dessus de mes restes. Je ne parviens pas à en évaluer le volume. Des feuilles calcinées émergent des rondeurs d’os, noircis. Vous saignez, Luc. Étendez-vous, près de mes cendres comme la fois où vous m’avez rejoint aux Accates.
Où vous tenez-vous, en ce moment ? Dans votre antre ? Entre les murs de ma chambre ? Je voudrais vous voir avec cette dernière lettre dans les mains.

De l’Hôpital, 11 Octobre,
Luc,

Vous n’avez pas bougé quand j’ai prononcé ce nom comme si cela vous arrangeait de ne pas être désigné par votre nom de naissance. C’est si ludique de nommer, de tourner la langue, les couleurs, avec des noms. Soyez-en persuadé !

Je pressens votre secret sans pouvoir le percer…

J’ai pris une décision, elle va m’occuper durant ces longues journées où j’attends que le soir arrive et vous avec la défaite de la lumière. Je vais écrire une histoire POUR VOUS, la conduire de jour et la nuit quand vous me retrouverez, nous n’en parlerons pas. Ce sera notre secret. Qu’en pensez-vous ? Non, il ne faudra pas me répondre ? Un contrat ne se dédit pas !
J’ai mal à la hanche en vous écrivant. Je le sais maintenant, je ne sortirai pas vivante de ce lit, mais au moins vous vous occuperez de mes papiers. Vous ne savez pas encore de quoi je parle, c’est trop tôt. Attendez.
Quelle sera votre réaction quand je vous soumettrai ces feuilles volantes ? C’est vrai, je m’inquiète un peu… Dites, pour voir. Tiens !, je vous écrit comme je vous parle la nuit !

— Luc… Luc…
— …
— Réveille-toi, c’est moi…
— Qui parle ? Ah !
— N’aie pas peur.
— Vous…
— Non, ne recule pas…
— Mais vous êtes morte !
— Calme-toi…, oui, c’est Amalia.
— J’ai vu vos cendres !
— Calme-toi…
— N’avancez pas ! Qui êtes-vous ?
—Tu ne rêves pas, Luc…
— J’ai vu vos cendres dispersées selon vos dernières volontés…
— “On ne revient pas du monde des morts”…
— Vous avez rejoint tous les êtres que vous avez vus disparaître
— Non, nous ne voyons pas… Dans cette pièce, pendant que je te parle, il peut y en avoir, mais je les vois pas… Les morts sont là, autour, invisibles et seuls…
— Je suis peut-être devenu fou et me mêt parler à un mur…
— Regarde…
— Quoi ?
— Tu ne vois pas ?
— Qu’est-ce qui m’arrive ?
— Regarde le miroir, je suis devant…
— Où êtes-vous…

11 décembre,
Je suis incapable d’écrire aujourd’hui la date exacte à laquelle Amalia est entrée dans le Service. Ça devait être un des premiers jours de septembre, le temps d’automne s’était déjà avancé, les platanes du parc avaient prématurément jauni et on ne pouvait plus sortir sans être saisi par le vent d’Ouest.
Amalia avait été admise aux urgences après avoir perdu connaissance dans un grand magasin et elle fut peu après conduite dans le service du Professeur Ponsard.
Le premièr soir quand je me suis présenté dans sa chambre pour garnir sa perfusion, elle dormait à moitié découverte, la tête tournée vers la fenêtre. Du couloir passait une lumière blanche qui allait s’écraser contre le rideau métallique à demi descendu.
Je suis resté un moment devant ce corps de femme auquel j’étais incapable de donner un âge. Je me souvenais confusément de l’année de sa naissance, second nombre du numéro INSEE imprimé sur les étiquettes qui accompagnait chaque entrant.
Il me reste encore de ses cahiers épais cousus comme des livres et dont les couvertures font penser à des peintures contemporaines des années 20 composées de lignes et de courbes enrobées dans des couleurs à jamais sales.
Elle écrivait sur les rectos à partir d’une marge étrangement régulière. Pourtant, on n’apercevait nullement la trace d’un gommage qui aurait pu faire penser qu’elle préparait ses cadres d’écriture comme d’autres se donnent des lignes pour écrire droit. Non. Les phrases s’empilaient selon une géographie absolument régulière et mêmes les espaces entre les mots semblaient obéir à une stricte régularité de sorte qu’en laissant glisser les yeux verticalement, on emprumtait de fins ruisseaux blancs pratiqués entre les mots et qui se jetaient dans la mer des bas de page.
On dit que les morts nous regardent, qu’ils vivent autour de nous, épiants nos gestes et nos désirs et qu’ils ne peuvent se voir l’un, l’autre. Amalia, si vous vous tenez près de moi en ce moment, adressez-moi un signe.

(FIN de la publication de l’Ombre interne, le mardi 9 août 2005)

Ce contenu a été publié dans Works in progress. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Une réponse à L’ombre interne V.1 (théâtre)

  1. urtglmvi dqyt goeadfv fzdrimubx mwskb ewtgfho irujbsk

Laisser un commentaire