L’ombre interne IV.5 (théâtre)

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L’OMBRE INTERNE IV.5 (théâtre)
(Publication de ce texte les jours impairs de Juin, juillet & août 2005)

5

— Je suis heureuse, il est beau !
— J’ai pris le modèle le plus simple.
— Juste ce que je voulais. En plus, il est léger…
— 450 grammes.
— Et les cassettes ?
— Elles sont dans le sachet.
— Ah oui. Vous voyez, vous n’avez pas eu de difficultés avec la carte.
— Qu’allez-vous faire de ce magnétophone ?
— C’est pour m’empêcher de raturer. Quand j’écris, je choisis les mots, les uns après les autres… Je relis ce que je viens d’écrire, évite de répéter… Avec cet appareil, j’obéirai au défilement de la bande, je me conformerai à son ordre…
— En êtes-vous sûre ?
— Montrez-moi comment ça marche.
— Maintenant !
— Ne criez pas.
— Alors, vous n’écrirez plus ?…
— Non. On écoute votre cassette, non l’autre ?

— Vous parvenez à exister dans ce désordre ?
— Qu’est-ce qui vous prend ?
— Passez-moi un verre d’eau.
— Je sens que vous manifestez de l’impatience.
— Je ne dirai pas ça… Il m’arrive de ne rien avaler d’autre dans la journée que de l’eau comme quand j’étais sous perfusion…
— Vous en parlez encore…
— Me retrouver à l’état liquide, goutte après goutte. Elles dévalent invariablement l’une après l’autre… A l’Hôpital, j’ai eu plusieurs fois envie de modifier le défilement, de l’accélérer, toujours de l’accélérer.
— Ça ne sert à rien.

— Amalia… Pourquoi ne pas m’en avoir parlé, ce matin ?
— Je n’ai pas osé.
— Et depuis le milieu de la nuit vous êtes souillée.
— Hier, je n’ai pas arrêté de boire.
— J’avais remarqué. Je vais changer vos draps.
— Mettez-moi sur le fauteuil, alors.
— Passez votre bras autour de mon cou…, non le droit… Oui. Vous êtes mouillée jusqu’à la poitrine.Vous n’avez pas froid ?
— …
— Oui.
— Luc, je peux vous demander quelque chose ?
— Je vous écoute.
— Aidez-moi à prendre un bain, comme hier.

— Qui parle ?…
Vous êtes dans cette maison au bord de la mer et la plaine environnante est une autre mer, constituée de tourbe et de pierres rases. Les mouettes passent au-dessus de l’étendue liquide en dessinant des cercles incomplets.
Vous vous obstinez à scrutez le fond de la mer, cette ligne que personne ne peut atteindre. S’avancer, s’avancer jusqu’au moment où le regard rencontre un obstacle. Les terres océanes appartiennent aux mouvements infinis.
Vous êtes dans le présent, Luc. Mais ce temps, comment s’érigeait-il pendant les nuits que vous passiez à l’Hôpital ?
Ici, loin de la ville, dans ces plaintes endormies, vous restez prostré devant les bleus noués de l’étendue.
Le café renversé sur la table, les miettes en bataille, la serviette en papier maculée de rouge à lèvres et les nombreux verres de toutes tailles accumulés sur la table ovale. Vous prenez des photos de ces détails, inlassablement. Mais jamais vous ne m’avez présenté une image. Des prises, seulement ?
Chaque nuit, dès que je ferme les yeux pour vous faire croire que je m’endors, vous quittez les Accates et vous vous dirigez vers le Nord, vers les lumières de cette cité que nous avons contournée en arrivant.
Les boîtiers de pellicules traînent sur la cheminée de marbre rose. A combien de photographies êtes-vous parvenu depuis que vous êtes arrivé ? Vous le savez sûrement. Mais le compte exact… Vous vous obstinez à laisser enfermées ces images comme si vous aviez peur de vérifier ce qu’elles montrent. Photographies d’intérieurs, de l’intérieur des objets : d’un verre à pied, d’une pipe en plâtre, d’une boite à bijoux et d’un vieil étui à lunettes, couvert de velours sombre. Les conditions d’exposition de ces objets à la lumière ne vous préoccupent pas. Seul le bruit du déclic de l’obturateur vous excite. Oui, c’est le mot : vous excite. De mon lit, je perçois les déclenchements en rafale.
Désordre partout. C’est mon incapacité à le réduire qui vous arrange. Se vautrer dans une guerre d’objets qui coexistent sur des plans décalés. La maison est devenue un immense feuilleté composé de poussières animées sous l’action de vos déplacements. Tout bouge, jusqu’aux meubles anciens qui ont eu le temps d’écraser l’endroit du parquet où ils reposent. Que cherchez-vous ? Je n’ose pas vous poser la question. Comme toute autre question, d’ailleurs. Chacune d’elle vous menace. Aurai-je le temps de percer votre secret ? Si par mégarde vous étiez amené à entendre vous quitteriez les Accates. Mais c’est plus facile d’effacer une bande magnétique…

— Je vous attendais. Voulez-vous m’apporter de l’eau fraîche ? Votre visage…
— Je sais.
— Mais qu’est-ce qui vous ai arrivé, vous avez encore saigné ?

— Vous n’écrivez plus…
— Maintenant, j’ai cette machine… Vous n’avez pas encore encore épuisé tous mes cahiers…
— Je suis impressionné par la masse de cahiers de copies que vous avez accumulés.
— En 51 ans.
— Vous n’exagérez pas un peu, ?
— Quelle âge me donnez-vous ?
— Je connais votre âge…
— J’ai commencé à copier des livres peu de jours avant d’atteindre l’âge de douze ans. Seule la Guerre a paralysé cette activité…
— Pourquoi ?
— J’étais dans le Var, un village minuscule portant un drôle de nom : Aups, “Aups” : il faut le prononcer en remplissant sa bouche d’air. J’avais été recueillie par un frère de ma mère qui perdit la raison quelques années avant de mourir. Il se prenait pour Icare et…
— Vous ne m’avez pas répondu.
— Comment ? Ah oui. Qu’est-ce que vous vouliez savoir, au juste ? Pourquoi, je…
— Vous n’êtes pas obligée de me répondre.
— Non. Pendant la Guerre, enfant… j’ai imaginé que tous les morts dont on parlé à la radio… On ne citait pas les noms, non… On entendait parler de fronts, d’attentats, de représailles… Heu… J’ai imaginé que tous les morts étaient dans l’annuaire… Je recopiais les noms de l’annuaire…
— …
— Les cahiers rouges, là-bas. Pas un ne manque. Quand je l’ai épuisés, je me suis attaquée au Dictionnaire Illustré Larousse, Avec les définitions et les règles de grammaire. A l’époque le Larousse admettait les termes techniques.
— Je voudrais voir ces cahiers…
— Dans les combles, vous les trouverez là-haut…, si ils n’ont pas été bouffés par les bêtes. A votre place, je poserais une question.
— Laquelle ?

— Et la Bible, et le Mahabarata, et le Talmud, et l’Iliade et l’Odyssée, et les Confessions et les Mémoires d’Outre Tombe. Tous ces textes de la première à la dernière ligne.
— Vous me rappelez ces textes que je me suis appropriée, il me semble qu’ils n’ont jamais existé. Luc, vous savez pourquoi je copiais inlassablement, c’était pour mesurer ma force d’endurance, comme ces marcheurs d’aujourd’hui… Comme je voudrais retrouver la force de marcher… Prenez-moi la main.
— Non.
— Juste une fois…
— N’insistez pas !
— Où allez-vous chaque nuit, dites-le moi, Luc.

(FIN de la publication de l’Ombre interne, le mardi 9 août 2005)

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6 réponses à L’ombre interne IV.5 (théâtre)

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