L’Ennui 1

« Enfant je m’ennuyais souvent et beaucoup. Cela a commencé très tôt, cela s’est continué toute ma vie, par bouffées de plus en plus rares, il est vrai, grâce au travail et aux amis), et cela s’est toujours vu. C’est un ennui panique, allant jusqu’à la détresse : tel celui que j’éprouve dans les colloques, les conférences, les soirées étrangères, les amusements de groupe : partout où l’ennui peut se voir. L’ennui serait-il donc mon hystérie ? » Roland Barthes / Roland Barthes

« Comme tout sujet hédoniste, B-S semble avoir une expérience vive de l’ennui. Et, comme toujours, l’ennui, lié à ce que la philosophie et la psychanalyse ont dénoté sous le nom de répétition, implique par voie contraire (qui est celle de l’opposition de sens), l’excellence de la nouveauté. Tout ce qui relève d’une temporalité première est frappé d’une sorte d’enchantement magique ; le premier moment, la première fois, la primeur d’un mets, d’un rite, bref le commencement renvoie à une sorte d’état pur du plaisir : là où se mêlent toutes les déterminations d’un bonheur. Ainsi du plaisir de la table :  » La table, dit B-S., est le seul endroit où l’on ne s’ennuie pas pendant la première heure. » Cette première heure est marquée par l’apparition de mets nouveaux, la découverte de leur originalité, l’élan des conversations, bref, d’un mot que B-S. applique à l’excellence des bonnes fritures : la friture. » Roland Barthes, Lecture de Brillat-Savarin

Ces deux textes furent probablement écrits la même année et conjoignent un symptôme qui rapproche Brillat-Savarin de RB dans la répétition d’un phénomène hystérique qui les fait communiquer de tête à tête. L’ennui de RB explique une part de son mode d’écriture favori : le fragment, le texte court. Plaisir de commencer, de recommencer et de finir ; renvoie de cette répétiton infinie, érigée en éthique. La « première heure » d’un repas, les « premieres lignes » d’un texte, attise cette jouissance du répétable à laquelle on ne peut jamais vraiment s’habituer tant elle implique une carte des plaisirs (des menus) chaque fois différente, selon le mets, selon le texte. D’ailleurs, toute l’œuvre de RB ne témoigne-t-elle pas d’un déplacement continuel, lui qui ne séjournait pas longtemps sur un territoire et en explorait de nouveaux à chaque livre, à chaque entreprise d’enseignement. « Cette première fois », « ce premier moment », révélateurs d’enchantement magique, déjoue toute exploitation exagérée d’un motif. Un seul.
Combien d’œuvres théoriques, amples et nouvelles se sont fondées sur une place, une seule, explorée une vie durant ?
Le nouveau de RB, l’inconfort fondateur de tout son parcours est fondé sur ce renvoie de texte à texte, de connotation à connotation comme si le texte achevé était frappé d’une immobilité définitive ; là où la mort rencontrerait le mouvement. Quand RB commence un autre texte, c’est chaque l’Autre du texte qu’il remet en jeu. Et les joueurs ne partagent-ils pas cette même complulsion, eux qui semblent frappés d’IPP (d’Insuffisance Permanente et Partielle), poussées comme ils sont – encore et toujours – à obéir aux lois du désir.
Quoiqu’on pense, cette posture n’est pas copiable, répétable, elle tient au corps de RB, comme à son rapport au nouveau et à la « Dérive ». En la circonstance, il s’agit moins d’affirmer un modèle que de mettre au jour le chiffre d’une compulsion qui l’empècha de consister dans un espace. Quand en 1979, quelques mois avant sa mort, le Nouvel Observateur lui demanda d’assurer une chronique, il n’a pas succombé à la facilité qui consistait à reprendre le principe d’écriture retenu dans les Mythologies, de faire « A la manière de… », même s’il travailla à près de trente ans de distance sur des objets de société ; RB avait fait sienne la conception de l’Histoire de Gambatista Vico, (lui qui compara l’Histoire à une spirale sur laquelle tournent les mêmes éléments mais qui ne reviennent pas à la même place…

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