Arthur Rimbaud à la croisée de la bibliothèque
n dix années d’écriture, Arthur Rimbaud (1854-1891) a révolutionné le langage de la poésie moderne. A l’occasion du Printemps des Poètes, retour en quatre épisodes sur l’œuvre et les mille vies de « L’Homme aux semelles de vent »
LA COMPAGNIE DES OEUVRES par Matthieu Garrigou-Lagrange
Enfant prodige, adolescent rebelle, poète maudit, époux infernal, aventurier et trafiquant : lorsqu’il meurt à 37 ans seulement, Rimbaud a déjà vécu plusieurs vies en une seule. Jean-Baptiste Baronian nous restitue aujourd’hui ce parcours mystérieux.
Avec Jean-Baptiste Baronian, écrivain et auteur notamment de Rimbaud (Gallimard, Folio biographies, 2009).
Il faut tout d’abord nuancer la dureté de la mère, Vitalie Rimbaud. « Femme de pouvoir », certes, elle avait néanmoins une affection réelle pour cet enfant indomptable :
C’est un garçon rebelle, anarchiste, totalement surdoué et une mère est perdue devant un génie si précoce – Jean-Baptiste Baronian
D’ailleurs, c’est à Charleville et à sa mère que Rimbaud reviendra sans cesse entre ses différents voyages à travers le monde…
D’une part, Rimbaud est un homme qui semble avoir préféré sa vie à son œuvre. D’autre part, les lectures successives de sa poésie ont donné lieu à une « mythologie rimbaldienne ». André Guyaux nous aide à nous départir de la légende dans la découverte d’une œuvre aux multiples facettes.
Avec André Guyaux, professeur de littérature française du XIXᵉ siècle à la Faculté des Lettres de Sorbonne Université et directeur des Œuvres complètes de Rimbaud (Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard 2009)
Et voici que je me suis mis, enfant touché par le doigt de la Muse, — pardon si c’est banal, — à dire mes bonnes croyances, mes espérances, mes sensations, toutes ces choses des poètes — moi j’appelle cela du printemps. – Arthur Rimbaud, Lettre à Théodore de Banville
Le printemps pour Rimbaud c’est tout d’abord l’évasion, de l’école, de la famille. Un départ qui se poétise dans et à partir du printemps, qui est aussi la saison de la liberté et de la sensualité, de « l’été à venir ».
Et pourtant, la précocité et la révolte côtoient chez Rimbaud une étonnante modération, un certain équilibre qui demeure dans la forme du poème. La dévastation est toujours promise à l’avenir :
Déranger, déstabiliser, introduire des éléments de perversion du système, mais sans faire exploser les traditions et les formes – André Guyaux
Ainsi, à travers l’analyse des Illuminations, qui mêlent l’image et l’idée ; le commentaire de l’enfance rimbaldienne, toujours prolongée dans la quête d’un mentor ; et l’étude de sa riche postérité, André Guyaux nous dévoile « son » Rimbaud, celui du printemps comme amalgame de la liberté et de la tradition.
A propos d’Une Saison en enfer, Rimbaud a écrit : « mon sort dépend de ce livre ». Dans ce recueil, il raconte ses expériences poétiques radicales et offre au lecteur un rêve de pure énergie. Yann Frémy tente de nous en livrer la clé.
Avec Yann Frémy, chercheur associé au CERIEL à l’Université de Strasbourg et auteur notamment de “Te voilà, c’est la force” : essai sur Une saison en enfer de Rimbaud (Études rimbaldiennes, Classiques Garnier 2009) et de Arthur Rimbaud, Paul Verlaine. Un concert d’enfers. Vies et poésies (Collection Quarto, Gallimard 2017). Il codirige aussi actuellement – avec Alain Vaillant et Adrien Cavallaro – un Dictionnaire Rimbaud, à paraître aux éditions Classiques Garnier, rassemblant 40 collaborateurs et proposant 400 entrées.
Une saison en enfer s’ouvre sur un festin orgiaque et érotique, où le poète oscille entre goût et dégoût de la beauté. Rimbaud se peint comme une « sorte d’anti-Adam » qui refuserait le Paradis : après l’échec de la voyance, ce recueil raconte le combat spirituel pour accéder à un monde en deçà des représentations métaphysiques et religieuses.
Rimbaud a conscience que l’historiographie est orientée par des dispositifs de pouvoir ; il va proposer une contre-histoire, qu’il essaie de repenser à base d’« énergie » – Yann Frémy
Mais finalement, l’énergie semble impuissante face à toutes les métaphysiques, religieuses et scientifiques ; aussi Rimbaud va-t-il se tourner vers une quête individuelle de la vérité :
Rimbaud va préférer à la question de la dépense de l’énergie, finalement, la vérité – et la vérité peut être triste comme elle peut être joyeuse – Yann Frémy
Et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps – Arthur Rimbaud, « Adieu »
Rimbaud ne fut ni militant ni théoricien politique. Et pourtant, on trouve dans sa poésie une puissante critique sociale, ainsi que l’écho des événements sanglants de la Commune. Frédéric Thomas nous dévoile ainsi un « Rimbaud politique ».
Avec Frédéric Thomas, chercheur au Cetri et membre du comité de rédaction de Dissidences, auteur de Rimbaud Révolution (L’Echappée, 2019)
Rimbaud commence à écrire dans un contexte politique très troublé, dans lequel ses poèmes sont situés. Il y a à la fois une critique des institutions bourgeoises et religieuses comme l’Eglise, l’Etat, mais aussi des institutions plus organiques comme le travail, la raison, la nation, la science et même l’art. – Frédéric Thomas
La création poétique comporte un refus des images produite par la société bourgeoise : Rimbaud cherche de nouveaux enchantements, mais sans tourner le dos à la « réalité rugueuse ».
On ne sait pas dans quelle mesure Rimbaud a effectivement participé à la Commune. Néanmoins, dans son écriture, et notamment dans la Lettre du voyant, il trace un destin analogue au poète et au travailleur.
Ainsi, la question politique irrigue l’œuvre rimbaldienne, mais elle est inséparable d’un tout organique, d’une réflexion d’ensemble sur ce que c’est que d’être un poète dans la cité à la fin du XIXème siècle en Europe.
Transformer le monde, a dit Marx. Changer la vie, a dit Rimbaud. Ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un. – André Breton
C’est une poésie qui engage tous les êtres, y compris dans leur cœur. […] L’un des enjeux principaux de ce « changer la vie », c’est une vie au quotidien, et donc d’abord et aussi dans les rapports entre les êtres, dans l’amitié, dans l’amour, dans la sensualité des corps. – Frédéric Thomas