Jean-Pierre OSTENDE, Les mains d’Artaud

Les mains d’Artaud

Quand son voisin si calme d’habitude a vu pour la première fois les mains d’Artaud sur les morceaux de sucre, le tout photographié par Man Ray, l’émotion a été si forte, prenante, insistante, qu’il a su profondément qu’il irait sans faillir de ce côté-là, qu’il ne pourrait aller que de ce côté-là et sans alternative. Ses grandes décisions commenceraient d’ailleurs souvent comme ça, sans trop réfléchir, sans balancer longuement, de façon presque désinvolte, il l’apprendrait plus tard.
Tant pis si, sur le moment, son voisin si calme presque mou ne pouvait définir avec précision quel était ce côté-là qu’il désirait, ni expliquer les raisons de sa fuite de ce côté-là de la vie. Lui, le voisin flegmatique presque abattu, il savait qu’il s’agissait d’une direction, d’une simple direction, comme on va vers la mer ou la montagne, et qu’il n’en changerait plus.

Et puis, le temps passant, l’histoire se bricolant, avec descentes soulevant le cœur et côtes inquiétantes, virages en épingle et mornes lignes droites, pluies et neiges, le voisin disparu n’a plus cessé de se déconcerter bien malgré lui, regrettant parfois de se sentir perdu, embrouillé, mais l’inquiétude, comme peu à peu il l’avait compris, n’était pas sans saveur ni savoir. A condition d’un peu l’apprivoiser pour éviter l’enfer à emporter.
Peu à peu, pour le voisin, tout est devenu péripétie. La plus petite chose décelable, le moindre détail lisible. Tout pouvait devenir rebondissement ou saut.
Il suffisait de suivre ce qui arrivait.
De se laisser entraîner selon lui, trouver le siège des idées, comme Robert Filliou.
D’accepter les avatars, de tout prendre pour invitation.
Les appels nombreux, les évènements fréquents, si tu les écoutais…
A suivre ou pas, c’était selon.
Mais tout devenait aventure.
Tout pouvait.
Il n’y avait pas besoin de grand chose.
Juste le régulier désir de ne pas devenir un moule à gaufres.

Son plus grand et fort désir initial a été d’avoir du temps, le plus de temps possible.
D’abord le temps et encore le temps.
Quelle drogue.
Il n’en a jamais assez du temps.
Et encore du temps.
Avoir le temps.
Quel trouble !

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