LE 17/08/2020
Qui êtes-vous Susan Sontag ? À cette question, elle répond ceci : « une Américaine, un écrivain, une cinéaste, une mère… ». Disparue en 2004, qui était vraiment…
Intellectuelle aux multiples facettes, également critique culturelle, Susan Sontag s’intéressait aux cultures marginales. En 1964, elle réfléchit sur le…
LE 19/08/2020
Intellectuelle aux multiples facettes, Susan Sontag était aussi francophone, francophile : en 1966, elle s’engage contre la façon dont les institutions…
LE 21/08/2020
Dès 1975, Susan Sontag rentre dans le monde de la maladie. En rédigeant deux essais consacrés à ce matériau sensible, elle cherche la vérité de la maladie…
“Ce que je veux, c’est être au cœur de ma vie – être là où l’on se trouve, contemporain de soi-même dans sa vie, prêter une totale attention au monde, qui vous inclut”. Du queer au cancer, de la photographie à l’écriture, de Barthes à la guerre du Vietnam, Susan Sontag, lesbienne et militante, a réalisé ce vœu, signant l’impossibilité de distancier la pensée et la vie, le monde et soi. 16 ans après sa disparition, entre luttes LGBT et règne de l’image, sa voix résonne encore.
Géraldine Mosna-Savoye est productrice du Journal de la philosophie et productrice déléguée de l’émission quotidienne Les Chemins de la philosophie sur France Culture également.
Voilà une femme en qui j’avais confiance, qui a l’air si simple, si honnête, en tous cas, si même elle était légère, qui semblait bien normale et saine dans ses goûts : sur une dénonciation invraisemblable, je l’interroge et le peu qu’elle m’avoue révèle bien plus que ce qu’on eût pu soupçonner. » Mais il ne pouvait pas se borner à ces remarques désintéressées. Il cherchait à apprécier exactement la valeur de ce qu’elle lui avait raconté, afin de savoir s’il devait conclure que ces choses, elle les avait faites souvent, qu’elles se renouvelleraient. Il se répétait ces mots qu’elle avait dits : « Je voyais bien où elle voulait en venir », « Deux ou trois fois », « Cette blague ! », mais ils ne reparaissaient pas désarmés dans la mémoire de Swann, chacun d’eux tenait son couteau et lui en portait un nouveau coup. Pendant bien longtemps, comme un malade ne peut s’empêcher d’essayer à toute minute de faire le mouvement qui lui est douloureux, il se redisait ces mots : « Je suis bien ici », « Cette blague ! », mais la souffrance était si forte qu’il était obligé de s’arrêter. Il s’émerveillait que des actes que toujours il avait jugés si légèrement, si gaiement, maintenant fussent devenus pour lui graves comme une maladie dont on peut mourir. Il connaissait bien des femmes à qui il eût pu demander de surveiller Odette. Mais comment espérer qu’elles se placeraient au même point de vue que lui et ne resteraient pas à celui qui avait été si longtemps le sien, qui avait toujours guidé sa vie voluptueuse, ne lui diraient pas en riant : « Vilain jaloux qui veut priver les autres d’un plaisir. » Par quelle trappe soudainement abaissée (lui qui n’avait eu autrefois de son amour pour Odette que des plaisirs délicats) avait-il été brusquement précipité dans ce nouveau cercle de l’enfer d’où il n’apercevait pas comment il pourrait jamais sortir. Pauvre Odette ! il ne lui en voulait pas. Elle n’était qu’à demi coupable. Ne disait-on pas que c’était par sa propre mère qu’elle avait été livrée, presque enfant, à Nice, à un riche Anglais. Mais quelle vérité douloureuse prenait pour lui ces lignes du Journal d’un Poète d’Alfred de Vigny qu’il avait lues avec indifférence autrefois : « Quand on se sent pris d’amour pour une femme, on devrait se dire : Comment est-elle entourée ? Quelle a été sa vie ? Tout le bonheur de la vie est appuyé là-dessus. » Swann s’étonnait que de simples phrases épelées par sa pensée, comme « Cette blague ! », « Je voyais bien où elle voulait en venir » pussent lui faire si mal. Mais il comprenait que ce qu’il croyait de simples phrases n’était que les pièces de l’armature entre lesquelles tenait, pouvait lui être rendue, la souffrance qu’il avait éprouvée pendant le récit d’Odette. Car c’était bien cette souffrance-là qu’il éprouvait de nouveau. Il avait beau savoir maintenant – même, il eut beau, le temps passant, avoir un peu oublié, avoir pardonné – au moment où il se redisait ses mots, la souffrance ancienne le refaisait tel qu’il était avant qu’Odette ne parlât : ignorant, confiant ; sa cruelle jalousie le replaçait pour le faire frapper par l’aveu d’Odette dans la position de quelqu’un qui ne sait pas encore, et au bout de plusieurs mois cette vieille histoire le bouleversait toujours comme une révélation. Il admirait la terrible puissance recréatrice de sa mémoire. Ce n’est que de l’affaiblissement de cette génératrice dont la fécondité diminue avec l’âge qu’il pouvait espérer un apaisement à sa torture. Mais quand paraissait un peu épuisé le pouvoir qu’avait de le faire souffrir un des mots prononcés par Odette, alors un de ceux sur lesquels l’esprit de Swann s’était moins arrêté jusque-là, un mot presque nouveau venait relayer les autres et le frappait avec une vigueur intacte. La mémoire du soir où il avait dîné chez la princesse des Laumes lui était douloureuse, mais ce n’était que le centre de son mal. Celui-ci irradiait confusément à l’entour dans tous les jours avoisinants. Et à quelque point d’elle qu’il voulût toucher dans ses souvenirs, c’est la saison tout entière où les Verdurin avaient si souvent dîné dans l’île du Bois qui lui faisait mal. Si mal, que peu à peu les curiosités qu’excitait en lui sa jalousie furent neutralisées par la peur des tortures nouvelles qu’il s’infligerait en les satisfaisant. Il se rendait compte que toute la période de la vie d’Odette écoulée avant qu’elle ne le rencontrât, période qu’il n’avait jamais cherché à se représenter, n’était pas l’étendue abstraite qu’il voyait vaguement, mais avait été faite d’années particulières, remplie d’incidents concrets. Mais en les apprenant, il craignait que ce passé incolore, fluide et supportable, ne prît un corps tangible et immonde, un visage individuel et diabolique. Et il continuait à ne pas chercher à le concevoir non plus par paresse de penser, mais par peur de souffrir. Il espérait qu’un jour il finirait par pouvoir entendre le nom de l’île du Bois, de la princesse des Laumes, sans ressentir le déchirement ancien, et trouvait imprudent de provoquer Odette à lui fournir de nouvelles paroles, le nom d’endroits, de circonstances différentes qui, son mal à peine calmé, le feraient renaître sous une autre forme.
Marcel PROUST, Du côté de chez Swann, P 360-362, édition Gallimard, collection Folio, 1988
« Byzance tomba aux mains des Turcs tout en discutant du sexe des anges. Le français achèvera de se décomposer dans l’illettrisme pendant que nous discuterons du sexe des mots. La querelle actuelle découle de ce fait très simple qu’il n’existe pas en français de genre neutre comme en possèdent le grec, le latin et l’allemand. D’où ce résultat que, chez nous, quantité de noms, de fonctions, métiers et titres, sémantiquement neutres, sont grammaticalement féminins ou masculins. Leur genre n’a rien à voir avec le sexe de la personne qu’ils concernent, laquelle peut être un homme. Homme, d’ailleurs, s’emploie tantôt en valeur neutre, quand il signifie l’espèce humaine, tantôt en valeur masculine quand il désigne le mâle. Confondre les deux relève d’une incompétence qui condamne à l’embrouillamini sur la féminisation du vocabulaire. Un humain de sexe masculin peut fort bien être une recrue, une vedette, une canaille, une fripouille ou une andouille. De sexe féminin, il lui arrive d’être un mannequin, un tyran ou un génie. Le respect de la personne humaine est-il réservé aux femmes, et celui des droits de l’homme aux hommes ? Absurde! Ces féminins et masculins sont purement grammaticaux, nullement sexuels. Certains mots sont précédés d’articles féminins ou masculins sans que ces genres impliquent que les qualités, charges ou talents correspondants appartiennent à un sexe plutôt qu’à l’autre. On dit: «Madame de Sévigné est un grand écrivain» et «Rémy de Goumont est une plume brillante». On dit le garde des Sceaux, même quand c’est une femme, et la sentinelle, qui est presque toujours un homme. Tous ces termes sont, je le répète, sémantiquement neutres. Accoler à un substantif un article d’un genre opposé au sien ne le fait pas changer de sexe. Ce n’est qu’une banale faute d’accord. Certains substantifs se féminisent tout naturellement: une pianiste, avocate, chanteuse, directrice, actrice, papesse, doctoresse. Mais une dame ministresse, proviseuse, médecine, gardienne des Sceaux, officière ou commandeuse de la Légion d’Honneur contrevient soit à la clarté, soit à l’esthétique, sans que remarquer cet inconvénient puisse être imputé à l’antiféminisme. Un ambassadeur est un ambassadeur, même quand c’est une femme. Il est aussi une excellence, même quand c’est un homme. L’usage est le maître suprême. Une langue bouge de par le mariage de la logique et du tâtonnement, qu’accompagne en sourdine une mélodie originale. Le tout est fruit de la lenteur des siècles, non de l’opportunisme des politiques. L’Etat n’a aucune légitimité pour décider du vocabulaire et de la grammaire. Il tombe en outre dans l’abus de pouvoir quand il utilise l’école publique pour imposer ses oukases langagiers à toute une jeunesse. J’ai entendu objecter: «Vaugelas, au XVIIe siècle, n’a-t-il pas édicté des normes dans ses remarques sur la langue française ?». Certes. Mais Vaugelas n’était pas ministre. Ce n’était qu’un auteur, dont chacun était libre de suivre ou non les avis. Il n’avait pas les moyens d’imposer ses lubies aux enfants. Il n’était pas Richelieu, lequel n’a jamais tranché personnellement de questions de langues. Si notre gouvernement veut servir le français, il ferait mieux de veiller d’abord à ce qu’on l’enseigne en classe, ensuite à ce que l’audiovisuel public, placé sous sa coupe, n’accumule pas à longueur de soirées les faux sens, solécismes, impropriétés, barbarismes et cuirs qui, pénétrant dans le crâne des gosses, achèvent de rendre impossible la tâche des enseignants. La société française a progressé vers l’égalité des sexes dans tous les métiers, sauf le métier politique. Les coupables de cette honte croient s’amnistier (ils en ont l’habitude) en torturant la grammaire. Ils ont trouvé le sésame démagogique de cette opération magique: faire avancer le féminin faute d’avoir fait avancer les femmes. »
(texte attribué à Jean-François Revel mais sans certitude aucune).
L’Ancien Testament prône-t-il une soumission à l’autorité divine ou invite-t-il au contraire à la remettre en question, et à la faire passer après le souci…
Si dans la Bible, un premier récit présente Dieu créant l’homme et la femme simultanément, une autre histoire se juxtapose, suggérant qu’Eve aurait été…
En plein coeur du Livre des Sagesses, ou Livres Poétiques, selon la bible hébraïque ou la bible chrétienne, se trouvent des poèmes érotiques… L’érotique…
La Bible conte des récits de départs, d’exils… Comment vivre quelque part avec les autres ? Partir, et cohabiter ? Le texte biblique serait-il d’abord…
À PROPOS DE LA SÉRIE
L’expression « Ancien Testament » est chrétienne.
Elle fut appliquée aux ouvrages que les chrétiens partageaient avec le judaïsme.
L’Ancien Testament raconte la création du monde et de l’humanité à travers des personnages comme Abraham, Moïse, David.
L’Ancien Testament prône-t-il une soumission à l’autorité divine ?
Et quel rapport à autrui valorise-t-il ?
Conversations avec des éminences grises de huit grandes puissances du renseignement pour mieux comprendre les rouages de l’espionnage moderne. Une plongée dans les arcanes des services de renseignement.
Comment une information secrète devient une politique publique ? Comment les services de renseignements informent-ils nos dirigeants ? Entre espions de cinéma et bureaucrates du secret, quelle est la réalité des liens entre espionnage et pouvoir ? Pierre Gastineau et Philippe Vasset ont interrogé les maîtres-espions de huit grandes puissances du renseignement, la majorité d’entre eux s’exprimant pour la première fois dans un média français. Toutes ces éminences grises racontent la mécanique du secret et détaillent les chausse-trapes et les frustrations auxquels sont confrontés les espions au cœur du pouvoir.
Loin de traiter d’égal à égal avec le politique, comme c’est le cas au Royaume-Uni, le renseignement français scucite encore beaucoup de méfiance. Qui…
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En octobre, nous vous avions demandé quel livre vous n’aviez jamais réussi à terminer. « Ulysse », de Joyce, arrivait largement en tête de ce sondage. Nous avons rencontré un spécialiste de Joyce, et lui avons demandé ses conseils pour venir à bout de la grande oeuvre du romancier irlandais.
James Joyce se prenant la tête au sens littéral, 1910
« Ils disent tous que c’est immense mais quand tu prends le livre sur les étagères, à partir de la page 10 c’est du papier Canson. » Suite au sondage que nous avions lancé en octobre afin de savoir quel livre vous n’aviez jamais réussi à terminer, vous êtes nombreux à vous être déchaînés sur l’Ulysse de James Joyce, qui a visiblement résisté à la majorité des lecteurs. Nous avons rencontré un spécialiste de Joyce, et lui avons demandé conseil pour ne plus se laisser désarçonner par ce grand roman, et pourquoi pas, en venir à bout.
Mais tout d’abord, de quoi s’agit-il dans ce livre ? Difficile à dire, tant le récit n’est pas une fin en soi, pour Joyce, dans ce roman. Contentons-nous de la présentation de l’éditeur (Gallimard) :
Le 16 juin 1904, à Dublin. À partir des déambulations, élucubrations, rencontres et solitudes de trois personnages, Leopold Bloom, Stephen Dedalus et Molly Bloom, Joyce récrit l' »Odyssée » d’Homère. L’architecture d' »Ulysse » est un incroyable tissage de correspondances : le roman foisonne d’échos internes, de réminiscences, de choses vues et entendues, digérées et métamorphosées. En même temps que Proust, Joyce écrit le grand roman de la mémoire et de l’identité instable. Dans ce livre qui tient de l’encyclopédie et de la comédie humaine, l’auteur convoque tous les styles, tous les tons – y compris comique -, du monologue intérieur au dialogue théâtral. La lecture d' »Ulysse » est de ces expériences déterminantes qui changent notre perception du roman comme notre vision du monde.
La cathédrale Christ Church de Dublin, est la plus ancienne cathédrale médiévale de la ville• Crédits : Andrea Pucci – Getty
1. Ne pas commencer par le début
Ne pas miser sur une continuité du récit, voilà le premier conseil donné par Jacques Aubert, professeur émérite des Universités et éditeur de James Joyce en Pléiade. Car si le lecteur d’Ulysse est désorienté, c’est parce qu’il assiste à une mise en pièces délibérée du discours en tant que parcours logique. Alors que le discours doit normalement être ordonné en vue d’une fin, d’une vérité à démontrer, ou au moins à signaler, Joyce s’y oppose, explique Jacques Aubert :
C’est vers cette remise en cause que toute la recherche de Joyce s’est orientée. Et ça commence au moment où il a écrit la première version de sa propre autobiographie, « Stephen le heros », pour en faire le portrait de l’artiste en jeune homme. C’est à partir de ce moment-là qu’il développe une logique de la coupure, de la rupture, qu’on voit à l’oeuvre dans « Ulysse » non seulement du point de vue narratif, mais stylistique.
Ainsi par exemple, les premiers épisodes du roman sont centrés sur un personnage qui soudainement, à partir du quatrième chapitre, disparaît de la circulation :
Stephen Dedalus était au chevet du lecteur au début et soudain, au quatrième chapitre, parfois considéré comme le début de la deuxième partie, celui-ci est précipité en face du couple Bloom !
C’est pourquoi Jacques Aubert conseille au lecteur de ne pas commencer par le début, mais par d’autres épisodes, et pourquoi pas, le dernier :
Là je fais de la provocation. Il y a d’autres épisodes que l’on peut prendre, beaucoup plus tôt, et en particulier certains qui sont plus surprenants du point de vue formel. Par exemple le chapitre qui procède par questions et réponses. Ou la déambulation d’un personnage dans la ville.
2. Ne pas voir « Ulysse » comme un roman qu’il FAUT avoir lu
Pour Jacques Aubert, si le lecteur est déconcerté, c’est parce qu’il appréhende le livre dans son unité, comme un objet qu’il faut avoir lu. C’est pourquoi il préconise une lecture très performative du roman, sans miser sur cette fameuse continuité du récit. Il s’agit non pas de lire pour terminer un livre, mais de lire pour « faire acte de lecture » :
Ce qui est important c’est l’acte de lecture que devrait commettre le lecteur. Non pas le livre lu, ce qu’il faut lire, l’idée d’un livre bien lu, mais plutôt ce qui constitue pour le sujet l’acte de lire. Ce qui est rappelé par les textes bibliques, ou d’autres textes sacrés, c’est que l’acte de lire est plus important que le livre lu. C’est pour ça que dans le judaïsme, lorsqu’on a fini une lecture supposée complète des Ecritures, il faut immédiatement recommencer. Le principe c’est qu’on n’en ait jamais fini, on a toujours raté quelque chose.
Une façon peut-être, de ne pas se laisser décontenancer par le fait que Joyce traverse un certain nombre de styles, au cours des dix-huit chapitres d’Ulysse :
Joyce a essayé, ou fait mine d’essayer de définir ces styles lorsqu’un beau jour, il a accepté de donner une clef de lecture à Ulysse avec le schéma Linati [un guide de lecture dont une première version fut envoyée par Joyce en septembre 1920 à son ami Carlo Linati, N.D.R]. Mais c’est purement artificiel. C’était pour montrer ce qu’on pouvait éventuellement faire à partir de son texte. Il s’agit au fond de questionner l’idée de discours en tant qu’unifié, en tant que le discours de Dieu, cet espèce de survol que constitue le discours avec un grand D.
Mais aussi de ne pas se laisser intimider par la multiplication des points de vue, des narrateurs omniscients :
J’ai utilisé le mot “déconcertant” parce que c’est précisément le propos d’ »Ulysse », de dé-concerter : montrer ce qu’il se passe entre les parties concertantes que constituent par exemple à Dublin, les habitants de la ville : ils sont dans le dé-concert permanent avec leurs petites histoires, leurs obsessions, et éventuellement leurs méprises sur ce que font les autres, ce qu’ils disent ou pensent.
3. Ne pas chercher à élucider toutes les allusions
Il existe nombre d’hypothèses sur les sens cachés du roman de Joyce. En juin 2011, Slate en rapportait deux : Ulysse pourrait être interprété comme un détournement de la La Divine Comédie de Dante (« Le personnage de Stephen Dedalus devient Dante lui-même, mené à travers les cercles de l’Enfer et les corniches du Purgatoire par Leopold Bloom/Virgile« ), ou du Nouveau Testament (« Vers la fin du roman, l’auteur décrit Bloom dans un bordel : victime d’une série d’hallucinations, il se fait humilier et torturer par la maîtresse des lieux dans une transposition délirante de la Passion du Christ« ).
Mais pour Jacques Aubert, il n’est pas décisif d’élucider toutes les allusions présentes dans le récit :
Il y a des ouvrages d’érudition sur les allusions littéraires. C’est intéressant en soi pour voir ce que Joyce en a fait, éventuellement en les déformant, ces allusions, en les dénaturant. Mais il n’est même pas indispensable de connaître l' »Odyssée », parce que d’autres vous diraient qu’il faut connaître l’annuaire de Dublin de 1904 pour identifier ceci et cela…
En fait, insiste l’éditeur de Joyce en Pléiade, le lecteur d‘Ulysse doit donner plus d’importance à l’énonciation qu’aux énoncés. Cette énonciation qui n’est faite, dans Ulysse, que de monologues intérieurs :
On touche aux limites de l’impossible. Le discours est sans adresse, sans autre, par définition, puisqu’il est intérieur, il laisse en suspens la question de l’altérité. Il est aussi aux limites de l’imposture puisqu’il a vocation à se présenter sous les apparences de la vérité. La petite voix intérieure, la conscience…
4. Le lire en anglais… si possible !
Face au découragement d’un certain nombre de lecteurs, Jacques Aubert conseille aussi de lire Ulysse dans le texte, en anglais, pour ceux qui connaissent suffisamment cette langue :
Peut-être que la traduction peut être décourageante parce qu’il y a des échos, des résonances, qui vont échapper au lecteur.
Bien qu‘Ulysse soit essentiellement écrit en prose, Jacques Aubert souligne encore que le roman n’est pas dénué d’une dimension poétique et esthétique (linguistiquement parlant), loin s’en faut :
Je pense au débat que Virginia Woolf a eu avec son amie et amante dans les années 1930, et où elle prêche pour la prose qu’elle juge supérieure à la poésie dans la mesure où pour elle, le jeu sur les sonorités tenait trop de place par rapport au jeu sur le sens, sur le signifiant. Elle trouve que d’une certaine manière, paradoxalement, au regard de la tradition, la prose offre plus de possibilités que la poésie. Ça vaut ce que ça vaut, mais de ce point de vue-là, elle a fini par adhérer à Joyce. Sa première réaction, elle l’a dit ensuite, était celle de quelqu’un qui ne l’avait pas lu. Qui l’avait ouvert et refermé, sans le lire. Quand elle l’a lu, elle a fait acte de repentance. Elle a dit qu’en fait, « Ulysse » était vraiment un chef-d’oeuvre absolu.
Dans le monde anglo-saxon, Ulysse est lu plus facilement qu’en France, sans doute parce que les références sont moins lointaines pour les lecteurs. Et pourtant, le roman connaît aussi énormément de succès aux Etats-Unis, notamment dans le milieu universitaire :
Il est quand même un des horizons des études littéraires, ça c’est certain. Il est plus vulgarisé qu’il peut l’être en France, grâce à l’Amérique aussi, et à l’industrie joycienne. Il y a eu toute une période où Joyce a été banni par la censure, en Irlande, c’était très net. En Amérique aussi [il y a fait l’objet d’un procès pour obscénité, N.D.R]… pendant un certain temps, c’était le livre qu’on passait à la douane sous des couvertures d’emprunt.
5. Comparer ses échecs de lecture et leur trouver des points communs
Enfin, Jacques Aubert, qui dit regretter profondément qu’Ulysse ait été l’ouvrage le plus cité de notre sondage, craint que les lecteurs ne se soient pas souciés de voir sur quoi ils achoppaient :
C’est la question au fond de la place de la lecture dans leur existence. C’est ça qui est en cause. Si on prend le livre comme une énonciation s’adressant à une autre énonciation, le lecteur ne doit pas être là comme une machine à avaler du texte, mais comme un être humain avec son histoire, sa culture, les échos de ses autres lectures, et éventuellement de ses autres échecs de lecteur…
Pour sortir de ce « face à face mortifère entre le lecteur et l’oeuvre« , il suggérait que celui qui se trouve en échec devant Ulysse tente de discerner, par rapport à d’autres textes ayant eu le même effet sur lui, à chercher ce qu’il y a de commun et de différent entre ces échecs de lecture :
C’est une espèce d’auto-analyse littéraire que je préconise-là. C’est peut être une des choses les plus réalistes à proposer.
Mais tout à coup ce fut comme si elle était entrée, et cette apparition lui fut une si déchirante souffrance qu’il dut porter la main à son cœur. C’est que le violon était monté à des notes hautes où il restait comme pour une attente, une attente qui se prolongeait sans qu’il cessât de les tenir, dans l’exaltation où il était d’apercevoir déjà l’objet de son attente qui s’approchait, et avec un effort désespéré pour tâcher de durer jusqu’à son arrivée, de l’accueillir avant d’expirer, de lui maintenir encore un moment de toutes ses dernières forces le chemin ouvert pour qu’il pût passer, comme on soutient une porte qui sans cela retomberait. Et avant que Swann eût eu le temps de comprendre, et de se dire : « C’est la petite phrase de la sonate de Vinteuil, n’écoutons pas ! » tous ses souvenirs du temps où Odette était éprise de lui, et qu’il avait réussi jusqu’à ce jour à maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce brusque rayon du temps d’amour qu’ils crurent revenu, s’étaient réveillés et, à tire d’aile, étaient remontés lui chanter éperdument, sans pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés du bonheur.
Au lieu des expressions abstraites « temps où j’étais heureux », « temps où j’étais aimé », qu’il avait souvent prononcées jusque-là et sans trop souffrir, car son intelligence n’y avait enfermé du passé que de prétendus extraits qui n’en conservaient rien, il retrouva tout ce qui de ce bonheur perdu avait fixé à jamais la spécifique et volatile essence ; il revit tout, les pétales neigeux et frisés du chrysanthème qu’elle lui avait jeté dans sa voiture, qu’il avait gardé contre ses lèvres – l’adresse en relief de la « Maison Dorée » sur la lettre où il avait lu : « Ma main tremble si fort en vous écrivant » – le rapprochement de ses sourcils quand elle lui avait dit d’un air suppliant : « Ce n’est pas dans trop longtemps que vous me ferez signe ? » ; il sentit l’odeur du fer du coiffeur par lequel il se faisait relever sa « brosse » pendant que Lorédan allait chercher la petite ouvrière, les pluies d’orage qui tombèrent si souvent ce printemps-là, le retour glacial dans sa victoria, au clair de lune, toutes les mailles d’habitudes mentales, d’impressions saisonnières, de créations cutanées, qui avaient étendu sur une suite de semaines un réseau uniforme dans lequel son corps se trouvait repris. À ce moment-là, il satisfaisait une curiosité voluptueuse en connaissant les plaisirs des gens qui vivent par l’amour. Il avait cru qu’il pourrait s’en tenir là, qu’il ne serait pas obligé d’en apprendre les douleurs ; comme maintenant le charme d’Odette lui était peu de chose auprès de cette formidable terreur qui le prolongeait comme un trouble halo, cette immense angoisse de ne pas savoir à tous moments ce qu’elle avait fait, de ne pas la posséder partout et toujours ! Hélas, il se rappela l’accent dont elle s’était écriée : « Mais je pourrai toujours vous voir, je suis toujours libre ! » elle qui ne l’était plus jamais ! l’intérêt, la curiosité qu’elle avait eus pour sa vie à lui, le désir passionné qu’il lui fît la faveur – redoutée au contraire par lui en ce temps-là comme une cause d’ennuyeux dérangements – de l’y laisser pénétrer ; comme elle avait été obligée de le prier pour qu’il se laissât mener chez les Verdurin ; et, quand il la faisait venir chez lui une fois par mois, comme il avait fallu, avant qu’il se laissât fléchir, qu’elle lui répétât le délice que serait cette habitude de se voir tous les jours dont elle rêvait alors qu’elle ne lui semblait à lui qu’un fastidieux tracas, puis qu’elle avait prise en dégoût et définitivement rompue, pendant qu’elle était devenue pour lui un si invincible et si douloureux besoin. Il ne savait pas dire si vrai quand, à la troisième fois qu’il l’avait vue, comme elle lui répétait : « Mais pourquoi ne me laissez-vous pas venir plus souvent », il lui avait dit en riant, avec galanterie : « par peur de souffrir ». Maintenant, hélas ! il arrivait encore parfois qu’elle lui écrivît d’un restaurant ou d’un hôtel sur du papier qui en portait le nom imprimé ; mais c’était comme des lettres de feu qui le brûlaient. « C’est écrit de l’hôtel Vouillemont ? Qu’y peut-elle être allée faire ! avec qui ? que s’y est-il passé ? » Il se rappela les becs de gaz qu’on éteignait boulevard des Italiens quand il l’avait rencontrée contre tout espoir parmi les ombres errantes, dans cette nuit qui lui avait semblé presque surnaturelle et qui en effet – nuit d’un temps où il n’avait même pas à se demander s’il ne la contrarierait pas en la cherchant, en la retrouvant, tant il était sûr qu’elle n’avait pas de plus grande joie que de le voir et de rentrer avec lui – appartenait bien à un monde mystérieux où on ne peut jamais revenir quand les portes s’en sont refermées. Et Swann aperçut, immobile en face de ce bonheur revécu, un malheureux qui lui fit pitié parce qu’il ne le reconnut pas tout de suite, si bien qu’il dut baisser les yeux pour qu’on ne vît pas qu’ils étaient pleins de larmes. C’était lui-même.
Quand il l’eut compris, sa pitié cessa, mais il fut jaloux de l’autre lui-même qu’elle avait aimé, il fut jaloux de ceux dont il s’était dit souvent sans trop souffrir, « elle les aime peut-être », maintenant qu’il avait échangé l’idée vague d’aimer, dans laquelle il n’y a pas d’amour, contre les pétales du chrysanthème et l’« en tête » de la Maison d’Or, qui, eux, en étaient pleins. Puis sa souffrance devenant trop vive, il passa sa main sur son front, laissa tomber son monocle, en essuya le verre. Et sans doute s’il s’était vu à ce moment-là, il eût ajouté à la collection de ceux qu’il avait distingués le monocle qu’il déplaçait comme une pensée importune et sur la face embuée duquel, avec un mouchoir, il cherchait à effacer des soucis.
Du côté de chez Swann, P 339-341, édition Gallimard, collection Folio, 1988
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