Marcel PROUST, Du côté de chez Swann, Cette souffrance-là

Cette souffrance-là

Voilà une femme en qui j’avais confiance, qui a l’air si simple, si honnête, en tous cas, si même elle était légère, qui semblait bien normale et saine dans ses goûts : sur une dénonciation invraisemblable, je l’interroge et le peu qu’elle m’avoue révèle bien plus que ce qu’on eût pu soupçonner. » Mais il ne pouvait pas se borner à ces remarques désintéressées. Il cherchait à apprécier exactement la valeur de ce qu’elle lui avait raconté, afin de savoir s’il devait conclure que ces choses, elle les avait faites souvent, qu’elles se renouvelleraient. Il se répétait ces mots qu’elle avait dits : « Je voyais bien où elle voulait en venir », « Deux ou trois fois », « Cette blague ! », mais ils ne reparaissaient pas désarmés dans la mémoire de Swann, chacun d’eux tenait son couteau et lui en portait un nouveau coup. Pendant bien longtemps, comme un malade ne peut s’empêcher d’essayer à toute minute de faire le mouvement qui lui est douloureux, il se redisait ces mots : « Je suis bien ici », « Cette blague ! », mais la souffrance était si forte qu’il était obligé de s’arrêter. Il s’émerveillait que des actes que toujours il avait jugés si légèrement, si gaiement, maintenant fussent devenus pour lui graves comme une maladie dont on peut mourir. Il connaissait bien des femmes à qui il eût pu demander de surveiller Odette. Mais comment espérer qu’elles se placeraient au même point de vue que lui et ne resteraient pas à celui qui avait été si longtemps le sien, qui avait toujours guidé sa vie voluptueuse, ne lui diraient pas en riant : « Vilain jaloux qui veut priver les autres d’un plaisir. » Par quelle trappe soudainement abaissée (lui qui n’avait eu autrefois de son amour pour Odette que des plaisirs délicats) avait-il été brusquement précipité dans ce nouveau cercle de l’enfer d’où il n’apercevait pas comment il pourrait jamais sortir. Pauvre Odette ! il ne lui en voulait pas. Elle n’était qu’à demi coupable. Ne disait-on pas que c’était par sa propre mère qu’elle avait été livrée, presque enfant, à Nice, à un riche Anglais. Mais quelle vérité douloureuse prenait pour lui ces lignes du Journal d’un Poète d’Alfred de Vigny qu’il avait lues avec indifférence autrefois : « Quand on se sent pris d’amour pour une femme, on devrait se dire : Comment est-elle entourée ? Quelle a été sa vie ? Tout le bonheur de la vie est appuyé là-dessus. » Swann s’étonnait que de simples phrases épelées par sa pensée, comme « Cette blague ! », « Je voyais bien où elle voulait en venir » pussent lui faire si mal. Mais il comprenait que ce qu’il croyait de simples phrases n’était que les pièces de l’armature entre lesquelles tenait, pouvait lui être rendue, la souffrance qu’il avait éprouvée pendant le récit d’Odette. Car c’était bien cette souffrance-là qu’il éprouvait de nouveau. Il avait beau savoir maintenant – même, il eut beau, le temps passant, avoir un peu oublié, avoir pardonné – au moment où il se redisait ses mots, la souffrance ancienne le refaisait tel qu’il était avant qu’Odette ne parlât : ignorant, confiant ; sa cruelle jalousie le replaçait pour le faire frapper par l’aveu d’Odette dans la position de quelqu’un qui ne sait pas encore, et au bout de plusieurs mois cette vieille histoire le bouleversait toujours comme une révélation. Il admirait la terrible puissance recréatrice de sa mémoire. Ce n’est que de l’affaiblissement de cette génératrice dont la fécondité diminue avec l’âge qu’il pouvait espérer un apaisement à sa torture. Mais quand paraissait un peu épuisé le pouvoir qu’avait de le faire souffrir un des mots prononcés par Odette, alors un de ceux sur lesquels l’esprit de Swann s’était moins arrêté jusque-là, un mot presque nouveau venait relayer les autres et le frappait avec une vigueur intacte. La mémoire du soir où il avait dîné chez la princesse des Laumes lui était douloureuse, mais ce n’était que le centre de son mal. Celui-ci irradiait confusément à l’entour dans tous les jours avoisinants. Et à quelque point d’elle qu’il voulût toucher dans ses souvenirs, c’est la saison tout entière où les Verdurin avaient si souvent dîné dans l’île du Bois qui lui faisait mal. Si mal, que peu à peu les curiosités qu’excitait en lui sa jalousie furent neutralisées par la peur des tortures nouvelles qu’il s’infligerait en les satisfaisant. Il se rendait compte que toute la période de la vie d’Odette écoulée avant qu’elle ne le rencontrât, période qu’il n’avait jamais cherché à se représenter, n’était pas l’étendue abstraite qu’il voyait vaguement, mais avait été faite d’années particulières, remplie d’incidents concrets. Mais en les apprenant, il craignait que ce passé incolore, fluide et supportable, ne prît un corps tangible et immonde, un visage individuel et diabolique. Et il continuait à ne pas chercher à le concevoir non plus par paresse de penser, mais par peur de souffrir. Il espérait qu’un jour il finirait par pouvoir entendre le nom de l’île du Bois, de la princesse des Laumes, sans ressentir le déchirement ancien, et trouvait imprudent de provoquer Odette à lui fournir de nouvelles paroles, le nom d’endroits, de circonstances différentes qui, son mal à peine calmé, le feraient renaître sous une autre forme.

Marcel PROUST, Du côté de chez Swann,  P 360-362, édition Gallimard, collection Folio, 1988

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