Marcel PROUST L’absence d’une chose

L’absence d’une chose

Parfois c’était après quelques jours où elle ne lui avait pas causé de souci nouveau ; et comme, des visites prochaines qu’il lui ferait, il savait qu’il ne pouvait tirer nulle bien grande joie, mais plus probablement quelque chagrin qui mettrait fin au calme où il se trouvait, il lui écrivait qu’étant très occupé il ne pourrait la voir aucun des jours qu’il lui avait dit. Or une lettre d’elle, se croisant avec la sienne, le priait précisément de déplacer un rendez-vous. Il se demandait pourquoi ; ses soupçons, sa douleur le reprenaient. Il ne pouvait plus tenir, dans l’état nouveau d’agitation où il se trouvait, l’engagement qu’il avait pris dans l’état antérieur de calme relatif, il courait chez elle et exigeait de la voir tous les jours suivants. Et même si elle ne lui avait pas écrit la première, si elle répondait seulement, cela suffisait pour qu’il ne pût plus rester sans la voir. Car, contrairement au calcul de Swann, le consentement d’Odette avait tout changé en lui. Comme tous ceux qui possèdent une chose, pour savoir ce qui arriverait s’il cessait un moment de la posséder, il avait ôté cette chose de son esprit, en y laissant tout le reste dans le même état que quand elle était là. Or l’absence d’une chose, ce n’est pas que cela, ce n’est pas un simple manque partiel, c’est un bouleversement de tout le reste, c’est un état nouveau qu’on ne peut prévoir dans l’ancien.
Du côté de  Chez Swann, P 300, édition Gallimard, collection Folio, 1988

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