Nicolas WEILL, Littérature. Face à la maladie, les limites du pouvoir (le Monde)

Littérature. Face à la maladie, les limites du pouvoir

Textes sacrés, tragédies ou romans ont souvent illustré l’impuissance du politique face aux crises épidémiques.  Par  Publié le 01 avril 2020

« David se résigne à la volonté du Seigneur, qui a frappé son royaume de la peste », de Joseph-Marie Vien l’Ainé (1743).
« David se résigne à la volonté du Seigneur, qui a frappé son royaume de la peste »,
de Joseph-Marie Vien l’Ainé (1743). Beaux-Arts de Paris/Dist. RMN-Grand Palais

Analyse. Pour le critique Thomas Pavel, auteur de La Pensée du roman (Gallimard, 2003), la littérature crée un laboratoire fictif dans lequel il est possible de mettre en scène les aspirations d’un individu ou d’une communauté aux prises avec la nécessité d’accomplir un idéal moral, quelle que soit la réalité vécue, tragique ou ordinaire. Comment nous permet-elle donc d’imaginer un sens à la présente épidémie ? Quand la maladie prend place dans les épopées, les tragédies, les romans ou les chroniques, c’est souvent pour nous inviter à ébaucher des réflexions vis-à-vis de nos limites, en particulier celles qui touchent notre domination politique sur le monde. De même l’épidémie répand-elle, non seulement un virus, mais un germe de profonde déstructuration sociale. Dans les premières pages d’Histoire de la folie à l’âge classique (Plon, 1961), le philosophe Michel Foucault affirme, moult exemples littéraires à l’appui, que les épidémies constituent le phénomène par excellence capable de pulvériser nos rêveries modernistes de maîtrise absolue.

La Bible préfigure déjà ce genre de leçon. Elle raconte comment est châtié le roi David lorsque, pris d’un accès de démesure, il ose dénombrer son peuple, enfreignant les lois données au Sinaï qui proscrivent tout comptage par tête. Soixante-dix mille hommes périssent alors, frappés par l’ange de la mort. En rassemblant ses sujets dans les plaines de Moab afin de procéder à leur recensement, David aurait, selon certains exégètes, créé une proximité propice à une contagion en exposant les gens aux regards d’autrui. Ne croyait-on pas que l’œil était l’organe le plus dangereux du corps humain, du fait de ses émanations ? D’où le lien établi entre recensement et maladie…

« Peste d’Athènes » et hantise du complot

La littérature antique grecque et latine n’est pas en reste. Elle juxtapose des lectures « rationalistes » du fléau à l’explication par la colère des dieux. Tel est le cas de la sublime et très actuelle peinture de la « peste d’Athènes » (430 av. J.-C.) par Thucydide (v. 460-v. 400 av. J.-C.) dans La Guerre du Péloponnèse (Les Belles Lettres, 2019). On y a vu une vague de typhus, de scarlatine, de variole, etc. Quelle qu’en ait été la cause, sur laquelle l’historien ne s’attarde guère, la hantise du complot est déjà présente : « [Les Athéniens] prétendirent même que les Péloponnésiens [leurs adversaires] avaient empoisonné les puits »….

Thucydide s’appesantit en revanche sur la description physique des symptômes et des conséquences : la dégradation morale et le non-respect des morts. Il montre comment les Athéniens s’en prennent à leur dirigeant, Périclès, qui ne peut que constater amèrement à quel point le fléau l’a rendu impopulaire : « [Il] contribue, je le sais bien, à me faire encore plus détester et ce n’est pas juste, à moins que tout bonheur inattendu ne doive également m’être rapporté. »

Par un singulier retournement, la maladie tout comme le confinement qui en résulte peuvent aussi être l’occasion d’édifier par le roman des habitacles hors sol, protégés des intrusions totalitaires

Ce tableau fixe un cadre qui installe pour longtemps, dans la littérature, le lien entre épidémie et impuissance politique. Il est à l’œuvre dans Œdipe roi, de Sophocle (495-406 av. J.-C.), qui s’ouvre sur le récit de la peste ravageant Thèbes, en expiation du parricide commis par Œdipe, époux de sa propre mère. Dans Œdipe, de Sénèque (1-65), l’auteur fait dire à un Œdipe désabusé, qui prétend fuir son destin et ses responsabilités : « Ainsi le rang suprême des rois les expose davantage aux coups de la Fortune. » L’historien Tite-Live (64 av. J.-C.-17 ap. J.-C.), dans son Histoire romaine (Les Belles Lettres, 1989), n’hésite pas quant à lui à ironiser sur l’usage idéologique des maladies de masse. Alors que Rome est ravagé par la peste (vers 398 av. J.-C.), les patriciens en lutte contre les plébéiens la mobilisent en faveur de leur cause et clament qu’elle est due au fait que « les dieux n’avaient vu qu’avec colère les honneurs livrés au peuple et les ordres confondus ».

En sautant de nombreux siècles, on voit encore l’intrigue de Roméo et Juliette (1597), de Shakespeare, nouer la maladie, la politique et les bornes du désir. Une épidémie de peste empêche le messager du frère Laurent de transmettre à Roméo, exilé à Mantoue, la lettre dévoilant que le trépas de Juliette est feint. « Les inspecteurs de la ville nous ayant rencontrés tous deux dans une maison qu’ils soupçonnaient infectée de la peste, en ont fermé les portes et n’ont pas voulu nous en laisser sortir », déplore le messager. Cette information, qui ne parvient pas à son destinataire, tue l’amant. Son sort découle ici des mesures prophylactiques plus que du mal lui-même.

La souveraineté abdique face au désastre imprévu

Cet entrelacement du politique et de la maladie collective est également au cœur des Fiancés (1840 ; Folio, 1995), d’Alessandro Manzoni, célèbre récit de la peste de Milan (1630), qui met en lumière l’aveuglement et l’incompétence des autorités de la ville, face aux signes inquiétants qui se multiplient dans les villages d’alentour. Les médecins sonnant l’alarme reçoivent « le titre d’“ennemis de la patrie” ». Désemparé, le Sénat de Milan finit par abandonner son autorité aux prêtres qui gèrent les lazarets, et aux docteurs : « Certes une telle dictature était un étrange expédient (…)note Manzoni, il suffirait, comme exemple d’une société très rustique et très mal réglée, de voir que ceux à qui incombait un pouvoir de cette importance ne surent que le céder. » La souveraineté comme instance gérant la vie et la mort abdique face au désastre imprévu.

La problématique d’un pouvoir affaibli au point d’avoir à choisir entre la prospérité et la santé imprègne également les pages de La Mort à Venise (1913 ; Livre de poche, 2002), de Thomas Mann, au-delà de l’enchantement troublant que la beauté adolescente exerce sur le personnage principal, l’écrivain Gustav von Aschenbach. La municipalité met cyniquement le choléra sous le tapis, lui dit-on, de peur de compromettre la saison touristique : « Cela le peuple le savait, et la corruption des notables de la ville, ajoutée à l’incertitude qui régnait, à l’état d’exception dans lequel la mort rôdant plongeait la ville, provoquait une démoralisation des basses classes (…) et deux fois déjà il s’était avéré que des personnes soi-disant victimes du fléau avaient été empoisonnées par des parents. »

Pourtant, par un singulier retournement, dans un siècle – le XXe – où l’on désignera le nazisme sous le nom de « peste brune », la maladie tout comme le confinement qui en résulte peuvent aussi être l’occasion d’édifier par le roman des habitacles hors sol, protégés des intrusions totalitaires. Tel est le thème, entre autres, du Pavillon des cancéreux (Julliard, 1968), d’Alexandre Soljenitsyne. Tant il est vrai qu’au paroxysme du déploiement de puissance, même des lieux maudits peuvent symboliser un abri et la maladie un espace de liberté.

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