Patrick Modiano, Rendre des comptes

« Hier soir, j’ai accompagné ma fille du côté des Gobelins. Au retour, le taxi a suivi la rue de la Santé, où un café de ceux qui portaient sur leur enseigne l’inscription : Bois Charbons Liqueurs était éclairé d’une lumière verte. Boulevard Arago, je ne détachais pas les yeux du mur sombre et interminable de la prison. C’était là où, jadis, on dressait la guillotine. De nouveau, j’ai pensé à mon père, à sa sortie de l’entrepôt du quai de la Gare et à Pagnon qui était sans doute venu le chercher cette nuit-là. Je savais que Pagnon lui-même avait été détenu à la Santé en 1941, avant d’être libéré par « Henri », le chef de la bande de la rue Lauriston.
Le taxi était arrivé à Denfert-Rochereau et prenait l’avenue qui borde l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul, l’Observatoire et le Bureau des Longitudes. Il se dirigeait vers la Seine. Dans mes rêves, je fais souvent ce trajet : je sors d’un lieu de détention qui pourrait être l’entrepôt du quai de la Gare ou la Santé. Il fait nuit. Quelqu’un m’attend, dans une grande automobile aux banquettes de cuir. Nous quittons ce quartier d’hôpitaux, de couvents, de halles aux vins, de halles au cuir et de prisons pour nous diriger vers la Seine. À l’instant où nous atteignons la Rive droite après avoir franchi le pont du Carrousel et les guichets du Louvre, je pousse un soupir de soulagement. Je n’ai plus rien à craindre. Nous avons laissé derrière nous la zone dangereuse. Je sais bien qu’il ne s’agit que d’un répit. Plus tard, on me demandera des comptes. J’éprouve un sentiment de culpabilité dont l’objet demeure vague : un crime auquel j’ai participé en qualité de complice ou de témoin, je ne pourrais pas vraiment le dire. Et j’espère que cette ambiguïté m’évitera le châtiment. À quoi correspond ce rêve dans la vie réelle ? Au souvenir de mon père qui, sous l’Occupation, avait vécu une situation ambiguë elle aussi : arrêté dans une rafle par des policiers français sans savoir de quoi il était coupable, et libéré par un membre de la bande de la rue Lauriston ? Ceux-ci utilisaient plusieurs automobiles de luxe abandonnées par leurs propriétaires en juin 1940. « Henri » roulait dans une Bentley blanche qui avait appartenu au duc de Cadaval, et Pagnon dans une Lancia que l’écrivain allemand Erich Maria Remarque, avant son départ pour l’Amérique, avait confiée à un garagiste de la rue La Boétie. Et c’est sans doute dans la Lancia volée à Remarque que Pagnon était venu chercher mon père. Quelle étrange impression de sortir du « trou » – comme disait mon père – et de se retrouver dans l’une de ces voitures au parfum de cuir qui traverse lentement Paris en direction de la Rive droite après le couvre-feu… Mais, un jour ou l’autre, il faudra rendre des comptes. »

Patrick Modiano, Fleurs de ruines, p.111-113, ed du Seuil,1991

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