Patrick Modiano, résoudre des mystères insolubles

« Dans sa mémoire embrumée flottaient des lambeaux du passé : l’hôtel particulier de la rue Greuze. Le chien que ses grands-parents lui avaient donné pour Noël. Un rendez-vous avec une fille aux cheveux châtain clair. Ils étaient allés ensemble au cinéma, sur les Champs-Élysées. En ce temps-là, il se faisait appeler Philippe de Bellune. L’Occupation était venue, avec tous ces gens qui, eux aussi, portaient de drôles de noms et de faux titres de noblesse. Sherrer dit « l’Amiral », Draga, Mme de Seckendorff, le baron de Kermanor…
Je m’étais assis à la terrasse de l’un des cafés, vis-à-vis du stade Charléty. J’échafaudais toutes les hypothèses concernant Philippe de Pacheco dont je ne connaissais même pas le visage. Je prenais des notes. Sans en avoir clairement conscience, je commençais mon premier livre. Ce n’était pas une vocation ni un don particuliers qui me poussaient à écrire, mais tout simplement l’énigme que me posait un homme que je n’avais aucune chance de retrouver, et toutes ces questions qui n’auraient jamais de réponse.
Derrière moi, le juke-box diffusait une chanson italienne. Une odeur de pneus brûlés flottait dans l’air. Une fille s’avançait sous les feuillages des arbres du boulevard Jourdan. Sa frange blonde, ses pommettes et sa robe verte étaient la seule note de fraîcheur dans ce début d’après-midi d’août. À quoi bon tâcher de résoudre des mystères insolubles et poursuivre des fantômes, quand la vie était là, toute simple, sous le soleil ? »

Patrick Modiano,  Fleurs de ruines, p.86-87, ed du Seuil,1991

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