Patrick Modiano, Philippe de Pacheco et l’identité

« Outre cette lettre, le portefeuille contenait la page d’un magazine, pliée elle aussi en quatre : l’article relatait les événements de cette nuit d’avril 1933 au cours de laquelle Urbain et Gisèle T. avaient erré de Montparnasse au Perreux avant de retourner rue des Fossés-Saint-Jacques en compagnie des deux autres couples. Plusieurs photos de couleur bistre illustraient la page du magazine. Sur l’une d’elles, on voyait le restaurant-dancing du Perreux, sur une autre l’entrée du 26, rue des Fossés-Saint-Jacques. En haut, à gauche, la photographie d’un très jeune homme aux cheveux bruns plaqués : je n’eus aucun mal à reconnaître le prétendu Pacheco, malgré la distance des années. L’arc des sourcils, le nez droit et la bouche assez charnue étaient les mêmes. À côté de cette photo, une légende : « Charles Lombard, employé d’un restaurant-dancing du Perreux, avait servi le couple, cette nuit-là. »

Ainsi, cet homme que j’avais côtoyé pendant des mois ne s’appelait pas Philippe de Pacheco. Il s’agissait d’un certain Charles Lombard, ancien garçon de café, qui fréquentait les refuges de l’Armée du Salut et en particulier la péniche amarrée quai d’Austerlitz. Pourquoi m’avait-il laissé sa valise ? Voulait-il me donner une leçon en me montrant que la réalité était plus fuyante que je ne le pensais ? Ou bien, tout simplement, il avait abandonné ces dépouilles, sûr de faire peau neuve, à Casablanca ou ailleurs.
 Où et à quelle époque Lombard avait-il usurpé l’identité de Pacheco ? La carte d’identité datait de 1955. Donc, cette année-là, Pacheco était vivant. La photo qui figurait sur cette carte était celle de l’homme que j’avais connu à la Cité universitaire, de son vrai nom Charles Lombard, et il l’avait habilement substituée à la photo de Pacheco puisqu’elle portait le tampon de la préfecture de Police. Ce soir-là, je suis allé au 183 de la rue Belliard, près de la porte de Clignancourt, et la concierge m’a dit qu’aucun habitant de l’immeuble n’avait jamais porté le nom de Pacheco.

La justice avait sans doute renoncé à retrouver Pacheco. J’avais appris qu’au bout d’un certain temps une loi d’amnistie avait été promulguée pour les délits d’« intelligence avec l’ennemi ». C’est à ce moment-là que, selon toute vraisemblance, Pacheco, sortant du néant, s’était fait délivrer une carte d’identité. »

Fleurs de ruines, p.82-84, ed du Seuil,1991

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