Patrick Modiano, La mort de Rudy et tout défilait en transparence


« En février 1957, j’ai perdu mon frère. Un dimanche, mon père et mon oncle Ralph sont venus me chercher au pensionnat. Sur la route de Paris, mon oncle Ralph qui conduisait s’est arrêté, il est sorti de la voiture, me laissant seul avec mon père. Dans la voiture, mon père m’a annoncé la mort de mon frère. Le dimanche précédent, j’avais passé l’après-midi avec lui, dans notre chambre, quai de Conti. Nous avions rangé ensemble une collection de timbres. Je devais rentrer au collège à cinq heures, et je lui avais expliqué qu’une troupe de comédiens jouerait pour les élèves une pièce dans la petite salle de théâtre du pensionnat. Je n’oublierai jamais son regard, ce dimanche-là.

À part mon frère Rudy, sa mort, je crois que rien de tout ce que je rapporterai ici ne me concerne en profondeur. J’écris ces pages comme on rédige un constat ou un curriculum vitae, à titre documentaire et sans doute pour en finir avec une vie qui n’était pas la mienne. Il ne s’agit que d’une simple pellicule de faits et gestes. Je n’ai rien à confesser ni à élucider et je n’éprouve aucun goût pour l’introspection et les examens de conscience. Au contraire, plus les choses demeuraient obscures et mystérieuses, plus je leur portais de l’intérêt. Et même j’essayais de trouver du mystère à ce qui n’en avait aucun. Les événements que j’évoquerai jusqu’à ma vingt et unième année, je les ai vécus en transparence — ce procédé qui consiste à faire défiler en arrière-plan des paysages, alors que les acteurs restent immobiles sur un plateau de studio. Je voudrais traduire cette impression que beaucoup d’autres ont ressentie avant moi : tout défilait en transparence et je ne pouvais pas encore vivre ma vie. »
Un Pedigree,  coll Blanche, Gallimard, 2005, p.44.45

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