Patrick Modiano, Polaroïd

« Je me souviens du quai de l’Artois, qui commençait au pied du viaduc. Juste en face, l’île des Loups. Au cours des années mille neuf cent soixante-quatre et mille neuf cent soixante-cinq, j’allais dans cette île : un certain Claude Bernard auquel j’avais vendu une boîte à musique et quelques livres anciens nous avait invités chez lui à plusieurs reprises, mon amie Jacqueline et moi. Il habitait une sorte de chalet, avec des bow-windows et des vérandas. Un après-midi, il nous a photographiés sur l’une des vérandas, car il voulait essayer un nouvel appareil, et au bout d’un instant, il nous a tendu la photo en couleur : c’était la première fois que je voyais une photo Polaroid.
Ce Claude Bernard avait une quarantaine d’années et se livrait à des activités de brocanteur : il possédait des entrepôts, un stand au marché aux Puces de Saint-Ouen, et même une librairie de livres d’occasion, avenue de Clichy, là où je l’avais connu. Après le dîner, il nous ramenait à Paris, Jacqueline et moi, dans une Jaguar grise. Quelques années plus tard, j’ai perdu définitivement sa trace. Son stand des Puces et sa librairie de l’avenue de Clichy n’existaient plus. Le numéro de téléphone de sa maison de l’île des Loups « n’était plus attribué à votre correspondant ».
Je pense à lui à cause de l’île des Loups. Dans un des articles consacrés à ce que les journaux avaient appelé « l’orgie tragique », on sous-entend que la police avait identifié l’un des inconnus que le couple T. et les deux femmes auraient rencontrés au restaurant-dancing du quai de l’Artois : il s’agissait d’un habitant du Perreux. Pour moi, il ne pouvait habiter que dans l’île des Loups. Et compte tenu du témoignage suspect du serveur, je me demande si les T. et les deux autres couples sont allés, cette nuit-là, dans le restaurant-dancing du quai de l’Artois. J’ai plutôt le sentiment que l’un des inconnus les a emmenés dans l’île des Loups, car c’était bien là que se trouvait la maison à l’ascenseur rouge.
Aujourd’hui, j’essaie de reconstituer l’état des lieux, mais à l’époque où j’allais voir Claude Bernard, je n’y aurais jamais songé. Claude Bernard n’habitait pas depuis longtemps ce grand chalet orné de vérandas et de bow-windows. Un kiosque en bois s’élevait au fond du jardin. »

Fleurs de ruines, p.32-34, ed du Seuil,1991

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