un parfum de vieux cuir / l’ombre Patrick Modiano

« Le chien s’est endormi devant la porte. Plus aucun bruit, plus aucune voix ne nous parvenait du salon. Peut-être avaient-ils tous quitté la villa et ne restait-il que nous ? Il flottait dans le bureau un parfum de vieux cuir et je me suis demandé qui avait rangé les livres sur les rayonnages. À qui appartenaient-ils ? Qui venait le soir fumer une pipe ici, travailler ou lire un des romans, ou écouter le bruissement des feuilles ?
Sa peau avait pris une teinte opaline. L’ombre d’une feuille venait tatouer son épaule. Parfois elle s’abattait sur son visage et l’on eût dit qu’elle portait un loup. L’ombre descendait et lui bâillonnait la bouche. J’aurais voulu que le jour ne se levât jamais, pour rester avec elle recroquevillé au fond de ce silence et de cette lumière d’aquarium. Un peu avant l’aube, j’ai entendu une porte claquer, des pas précipités au-dessus de nous et le bruit d’un meuble qui se renversait. Et puis des éclats de rire. Yvonne s’était endormie. Le dogue rêvait en poussant, à intervalles réguliers, une plainte sourde. J’ai entrebâillé la porte. Il n’y avait personne dans le salon. La veilleuse était toujours allumée mais sa clarté paraissait plus faible, non plus rose, mais vert très tendre. Je me suis dirigé vers la terrasse pour prendre l’air. Personne non plus, sous la lanterne chinoise qui continuait de briller. Le vent la faisait osciller et des formes douloureuses, quelques-unes d’apparence humaine, couraient sur les murs. En bas, le jardin. J’essayais de définir le parfum qui se dégageait de cette végétation et envahissait la terrasse. Mais oui, j’hésite à le dire puisque cela se passait en Haute-Savoie : je respirais une odeur de jasmin. »

Patrick Modiano, Villa triste, Gallimard, coll Blanche,  1975, p. 39-40

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Une réponse à un parfum de vieux cuir / l’ombre Patrick Modiano

  1. Zoe Jouve dit :

    Sur les banquettes du caf Cond , lieu de rencontre de boh mes, d tudiants et de personnes en marge de la vie, Patrick Modiano, en topographe de la Ville Lumi re, suit le trac d un nombre de personnages et entra ne le lecteur avec lui dans une douce m lancolie. Dans le caf de la jeunesse perdue , son dernier roman, dit chez Gallimard, c est l atmosph re des ann es soixante qui est restitu e avec tout ce qu elle illustre comme naissance d id ologies et closion d espoirs et d illusions.

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