PICASSO – MATISSE, conversation

Conversation posthume entre le vieux fauve et le jeune loup.

Propos rassemblés par Philippe Dagen  (le Monde, 21 septembre 2002)

Avec des citations tirées de leurs nombreux propos sur l’art, on peut recomposer un dialogue fictif entre Matisse et Picasso. Ils parlent de Cézanne, de politique et de création.
La scène est au ciel.
Un tableau de Cézanne est accroché au mur. Matisse et Picasso discutent. Quelques anges écoutent.
Matisse : Cézanne, voyez-vous, est bien une sorte de bon Dieu de la peinture.
Picasso : Il était mon seul et unique maître ! Vous pensez bien que j’ai regardé ses tableaux… J’ai passé des années à les étudier… Cézanne ! Il était comme notre père à nous tous. C’est lui qui nous protégeait…
M. : Aux moments de doute, quand je me cherchais encore, effrayé parfois de mes découvertes, je pensais : Si Cézanne a raison, j’ai raison, et je savais que Cézanne ne s’était pas trompé. Il y a dans l’œuvre de Cézanne des lois d’architecture qui sont bien utiles à un jeune peintre…
P. (l’interrompant) : Ce qui nous intéresse, c’est l’inquiétude de Cézanne, c’est l’enseignement de Cézanne, ce sont les tourments de Van Gogh, c’est-à-dire le drame de l’homme. Le reste est faux.
M. : L’art ne doit pas inquiéter, ni troubler – il doit être équilibré, pur, tranquille, reposant.
P. : Il faut réveiller les gens. Bouleverser leur façon d’identifier les choses. Il faudrait créer des images inacceptables. Que les gens écument. Les forcer à comprendre qu’ils vivent dans un drôle de monde. Un monde pas rassurant.
M. (insistant) : Ce que je rêve, c’est un art d’équilibre, de pureté, de tranquillité, sans sujet inquiétant ou préoccupant, qui soit, pour tout travailleur cérébral, pour l’homme d’affaires aussi bien que pour l’artiste des lettres, par exemple, un lénifiant, un calmant cérébral, quelque chose d’analogue à un bon fauteuil qui le délasse de ses fatigues physiques.
P. : Le fauteuil, c’est un dossier auquel on s’appuie. C’est un ustensile. Ce n’est pas de l’art… Non, la peinture n’est pas faite pour décorer les appartements. C’est un instrument de guerre offensive et défensive contre l’ennemi.
M. : Les événements politiques sont temporaires ; ils passent. L’art vit d’une vie éternelle. Je ne crois pas à l’art de propagande. Il n’est pas nécessaire à l’artiste de s’associer à la lutte des classes ou de chercher à l’interpréter.
P. : Que croyez-vous que soit un artiste ! Un imbécile qui n’a que des yeux s’il est peintre, des oreilles s’il est musicien ou une lyre à tous les étages du cœur s’il est poète, ou même, s’il est un boxeur, seulement des muscles ? Bien au contraire, il est en même temps un être politique, constamment en éveil devant les déchirants, ardents ou doux événements du monde, se façonnant de toutes pièces à leur image.
M. : Créer, c’est exprimer ce que l’on a en soi. Tout effort authentique de création est intérieur.
P. : Le moi intérieur, il est forcément dans ma toile, puisque c’est moi qui
la fais. Je n’ai pas besoin de me tourmenter pour ça. Quoi que je fasse, il y sera. Il n’y sera même que trop… Le problème, c’est le reste.
M. :Pourtant, je crois que l’expression essentielle d’une œuvre dépend presque entièrement de la projection du sentiment de l’artiste. La transcription presque inconsciente de la signification du modèle est l’acte initial de toute œuvre d’art, et particulièrement du portrait. Par la suite, la raison est là pour dominer, pour tenir en bride et donner la possibilité de reconcevoir en se servant du premier travail comme d’un tremplin.
P. (voix moqueuse) : Matisse fait un dessin, puis il le recopie… Il le recopie cinq fois, dix fois, toujours en épurant le trait… Il est persuadé que le dernier, le plus dépouillé, est le meilleur, le plus pur, le définitif ; or, le plus souvent, c’était le premier… En matière de dessin, rien n’est meilleur que le premier jet.
M. (calmement) : Lorsque je peins un portrait, je prends et reprends mon étude, et c’est chaque fois un nouveau portrait que je fais : non pas le même que je corrige, mais bien un autre portrait que je recommence ; et c’est chaque fois un être différent que je tire d’une même personnalité. L’œuvre d’art est ainsi l’aboutissement d’un long processus d’élaboration.
P. : Je ne veux pas gâter la première fraîcheur de mon œuvre… S’il m’était possible, je la laisserais telle quelle, quitte à recommencer et à l’amener à un état plus avancé sur une autre toile. Puis j’agirais de même avec celle-ci… Il n’y aurait jamais une toile « achevée » mais les différents « états » d’un même tableau, qui disparaissent d’habitude au cours du travail… Si je peins tant de toiles, c’est que je cherche la spontanéité et, ayant exprimé avec quelque bonheur une chose, je n’ai plus le courage d’y ajouter quoi que ce soit.
M. (d’un ton sec) : La spontanéité n’est pas ce que je recherche. La peinture exige de l’organisation, par des moyens très conscients, très concertés, comme dans les autres arts.
P. (sec à son tour) : Il faut chercher quelque chose qui se développe tout seul, quelque chose de naturel, de pas fabriqué, que ça se déploie comme c’est, en forme de naturel et pas en forme d’art. L’herbe comme l’herbe, l’arbre comme l’arbre, et le nu comme le nu.
M. : Je vous ai montré, n’est-ce pas, ces dessins que je fais, ces temps-ci, pour apprendre à représenter un arbre, les arbres ? Comme si je n’avais jamais vu, dessiné d’arbre… Je ne me débarrasserais pas de mon émotion en copiant l’arbre avec exactitude, ou en dessinant les feuilles une à une dans le langage courant… Mais après m’être identifié à lui. Il me faut créer un objet qui ressemble à l’arbre. Le signe de l’arbre. (Picasso approuve de la tête.) Et pas le signe de l’arbre tel qu’il a existé chez d’autres artistes… Les autres ont inventé leur signe… Le reprendre, c’est reprendre une chose morte.
P. : Il ne faut pas imiter la vie, il faut travailler comme elle. Sentir pousser ses branches. Ses branches à soi, sûr ! Pas à elle !… La peinture n’est pas une question de sensibilité ; il faut usurper le pouvoir ; on doit prendre la place de la nature et ne pas dépendre des informations qu’elle vous offre. (Un silence.)
C’est pour cela que j’aime Matisse. Entre lui et moi il y a notre œuvre commune pour la peinture : quoiqu’on veuille, ça nous lie.
M. (souriant) : Si tout le monde faisait son métier comme Picasso et moi faisons le nôtre…
Les citations sont extraites d’Henri Matisse, Ecrits et propos sur l’art, Herman, 1972, et de Pablo Picasso, Propos sur l’art, Gallimard, 1998.

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