L’ombre interne IV.6 (théâtre)

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L’OMBRE INTERNE IV.6 (théâtre)
(Publication de ce texte les jours impairs de Juin, juillet & août 2005)

6

— Pendant que je reste seule, sa présence m’entoure : une chemise posée sur le dossier d’une chaise tournée vers la fenêtre, un livre policier retourné sur la table, des tickets de métro pliés en accordéon et cette vague odeur de cigarette brune qui plane dans la pièce. Il fume comme les enfants, sans avaler la fumée.
Hier, il s’est mis à ouvrir quelques cahiers, tournant les pages avec précipitation comme s’il cherchait un épisode particulier. Au bout d’un moment, j’ai imaginé qu’il avait dans la tête une phrase qu’il voulait reconnaître. Peut-être un mot, seulement ? Pourtant, je suis sûre qu’il a manipulé des cahiers jamais ouverts, auparavant. J’ai fini par m’assoupir et quand j’ai ouvert les yeux il avait disparu.
Le premier étage de la maison est devenu son territoire. Je l’entends déplacer des meubles, tirer sur les volets à claire-voie, heurter des tasses entre elles. Je sais qu’il passe des nuits à boire du thé au jasmin, à fouiller dans les cahiers, à manger des fruits. Mais ce qui m’intrigue le plus ce sont ses allées et venues dans l’espace de sa chambre. Selon la mémoire que j’ai encore de cette pièce, ses déplacements semblent obéir à une géographie unique : lit, fenêtre, porte et on recommence. Porte, fenêtre, lit. Lit, fenêtre, porte. Parfois, le bruit de ses pas déchaussés sur le parquet dure plus d’un quart d’heure. Peut-être dispose-t-il d’une bande enregistrée qui tourne en continue pendant qu’il est dehors ?

— Venez ici !
— Qu’est-ce qui vous prend ?
— Pourquoi vous avez fait ça ?
— Quoi ?
— Pourquoi vous avez débranché votre enregistreur ?
— Il est cassé.
— Vous mentez !
— Je n’ai jamais admis l’idée d’écouter vos messages.
— Ne me dites pas ça !
— Je remettais la bande à zéro.
— Vous mentez ! Vous savez que vous mentez ! …Désordonnée dans ma tête… Effet des médicaments ou de votre obstination…
— Non.
— Vous ne savez que vous défendre… Qu’est-ce qui vous a pris de choisir ce métier d’assistance ? Vous le savez, au moins ?
— …
— Vous ne me répondez pas…, c’est commode de laisser les questions en suspend. A mesure que les jours passent, vous vous fermez un peu plus…, un peu comme si je vous empêchais d’advenir…
— Taisez-vous !
— Et vous reveniez me voir à l’hôpital, à mon domicile… Quand vous vous tourniez vers le visage d’Amalia, que je vous voyez scruter cette différence entre les deux yeux et puis l’ovale parfait de cette figure, j’avais envie de vous anéantir. Vous veniez chez moi pour la photographie.
— Amalia …
— Ne prononcez pas ce nom ! C’est à elle que vous vous adressez, maintenant j’en suis persuadée !
— Calmez-vous…
— Partons.
— Comment ?
— Vous avez entendu. Partons où vous voulez, quittons les Accates sans plus attendre.Vous avez peur ?
— Vous vous souvenez d’une phrase qui flotte seule au centre d’une page ?… “La seule passion de ma vie a été la peur”
— Hobbes.
— Oui. Ne détournez pas la tête.
— J’entends un bruit là-derrière la maison, comme si une…
— Ils sont venus, je les ai tous convoqués.
— De qui parlez-vous ?
—Tous les personnages des romans que vous avez copiés.
— Ils ont apporté leur peur, au moins !
— Rien ne vous démonte.
— Si j’avais appris à tenir dans toutes les situations critiques, je pourrais vous répondre.
— Vous avez eu le temps, pourtant…
— Oui… Redites ce mot.
— Lequel ?
— Le dernier.
— Qu’est-ce qui vous prend ?
— REDITES-LE !
— Ne hurlez pas !
— Pardonnez-moi… Oui… Juste le dernier mot, cherchez…
— Pour… Pourtant ?
— C’est ça.
— Quoi ?
— J’ai eu mille envies de romans en écrivant, en recopiant et ce mot m’obsédait, j’ai pensé à ce mot comme les enfants qui recopient des punitions. Ils copient inlassablement sans plus entendre le sens des lignes qu’ils doivent rendre.
— …
— Je vous effraie, Luc ? Jetons quelques affaires dans une valise et quittons cette maison.
— Où aller ?
— …Vous entendez les bruits reviennent ?… Racontez-moi une histoire, .
— Je n’en ai plus.
— Inventez.
— Elles sont dans les cahiers et dans les lettres…
— Vous avez commencé à écrire, comme moi… C’est ça ?
— Non.
— Vous êtes entré avec des cahiers nouveaux l’autre matin.
— Vous m’espionnez.
— Oui… Alors ?
— Rien.
— Vous copiez, maintenant… Vous me mentez ! Vous copiez mes cahiers…

— Et si ma maladie n’était qu’une invention ? Un jour j’ai décidé que mon corps ne pourrait plus me porter, alors je me suis étendue… Ce matin j’ai pris l’autre décision…
— Juste ce matin…
— C’est pour vous voir partir de la fenêtre. A quoi ça vous sert d’avoir lu tous les cahiers des Accates et maintenant d’aller chercher ceux de Paris ? Pour les copier ceux-là aussi ?…
— …
— Répondez !
— De l’un à l’autre des histoires fuient. Il m’est arrivé de lire la fin de livres que vous avez recopiés et en même temps, j’essayais d’imaginer les premiers chapitres, maintenant je veux voir comment ces textes s’enroulent ?
— “Comment ces textes s’enroulent…” Tous les textes copiés sont là, autour de nous, flottants et distraits, ils n’ont jamais eu la force de sortir…
— Ne disiez-vous pas : “Quand on recopie des textes, on se les approprie”?
— J’en suis persuadée… Vous allez partir avec ce brouillard, je vous en prie Luc, reculez au moins votre départ.
— Non.
— Avant de me quitter…, heu…, dites-moi au moins, où vous alliez chaque nuit …Attendez.
— Quoi ?
— Tenez…
— Une lettre…
— Lisez-là, celle-là au moins…
— …
— Attendez… Laissez-moi sentir votre peau… Encore cette odeur…Géranium, romarin… Du vétiver et du Pin… Mais je ne sens plus la noix muscade, le girofle… Disparaissez Luc !

“ 45 39 48 24, n’hésitez pas à me laisser un message après le signal sonore.”
— Vous fuyiez chaque fois que je voulais vous parler. M’entendez-vous, ? Vous vous retourniez quand je me prenais à vous lancer un regard insistant. Il semblait que mes yeux détenaient la force que mes membres inférieurs avaient perdu.
Je ne voulais pas votre perte.
Vous demeureiz près de moi, silencieux, pétrifié et je vous sentais loin. Il fallait sortir, il fallait faire entrer le dehors dans votre carapace de silence. N’étiez-vous pas lassé de rester auprès d’une vieille dame. Alors vous avez entrepis de copier mes cahiers… C’était ça ?…
Luc, vous flottiez dans des vêtements décidément trop larges.
Je déciderai un jour de la date de votre exécution et je vous verrai succomber là, sous mes yeux. J’inventerai une histoire de captation d’héritage, d’affrontement, de violence. On me croira, moi, une vieille femme. Non ?
“Un, deux, trois… Un, deux, trois… Cils noués, tordus, et le front qui se dégage quand vous bougez. Cheveux fins enveloppés d’air et qui oscillent au moindre mouvement de la tête. Légèreté de tout le port. Il y a des corps qui semblent ne jamais lutter contre l’air. A l’Hôpital on ne vous voyait pas… Moi, tout de suite j’ai su reconnaître votre beauté hors du commun. Mais la nuit, qui croisiez-vous ?” Vous entendez le bruit de ces allumettes que je frotte. Toutes les Accates vont brûler et moi avec. Vous entendez, Luc ?…

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