Penser l’Europe, Edgar MORIN

« Ce qui est important dans la culture européenne, ce ne sont pas seulement les idées maîtresses (christianisme, humanisme, raison, science), ce sont ces idées et leurs contraires. Le génie européen n’est pas seulement dans la pluralité et dans le changement, il est dans le dialogue des pluralités qui produit le changement. Il n’est pas dans la production du nouveau en tant que tel, il est dans l’antagonisme de l’ancien et du nouveau (le nouveau pour le nouveau se dégrade en mode, superficialité, snobisme et conformisme). […]

« Le doute européen est d’autant plus vivifiant qu’il allie le scepticisme à quelque chose qui le nie à son tour. Ainsi le doute n’est pas seulement au cœur de la méditation de Montaigne, il est au cœur de la méthode de Descartes, de la foi de Pascal, de l’empirisme de Hume. Et, pour prendre les vrais héros de la littérature européenne qui sont des héros anti-héros, dont la faiblesse est grandeur, le doute n’est-il pas au cœur du devoir sacré d’Hamlet, de la lassitude permanente d’Oblomov, de la tragédie d’Ivan Karamazov, de la misère de Stravoguine ?

« Aujourd’hui, Milan Kundera peut rétrospectivement reconnaître en Quichotte, Faust et Don Juan les héros typiquement européens parce qu’ils sont héros de l’échec et de la dérision dans la poursuite du sublime et de l’absolu. Chacun à leur manière, ils refusaient la finitude, croyaient à l’illimité, ignoraient le principe de réalité au moment même où il s’imposait à eux. Et cela, alors que le monde bourgeois, capitaliste, scientifique, obtenait les plus prodigieuses réussites parce qu’il obéissait à tous les principes réalistes. Mais nous savons aujourd’hui que le capitalisme, la science, l’Europe obéissaient en profondeur à des pulsions qui refusaient la finitude, croyaient en l’illimité et finalement allaient oublier le principe de réalité. La littérature européenne n’a pas cessé de porter en elle le négatif invisible, fait de souffrances et d’échecs, de l’image euphorique du progrès indéfini et de la conquête du monde.
« N’y avait-il pas enfin quelque secrète et permanente connexion entre la négativité propre à la culture européenne et le processus finalement autodestructeur qui a entraîné l’Europe à la ruine ? »

(Gallimard, 1990, Paris)

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