L’Ombre interne II.1 (Théâtre)

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L’OMBRE INTERNE (II.1)
(Publication de ce texte les jours impairs de Juin & juillet 2005)

PARTIE II
1

— Que je suis heureuse, Luc… vous êtes à l’heure. J’attends votre arrivée depuis mon réveil. Donnez-moi d’abord votre manteau. Vous avez changé votre eau de toilette. Je vous trouve plus grand comme…
— “Plus grand” ?
— Toute de suite, là, dans le couloir quand je vous suivais, vous m’êtes apparu immense… Je disparaissais presque derrière vous. C’est probablement ce manteau en laine peignée qui allonge votre silhouette. Je peux vous servir quelque chose à boire ?
— Non, merci.
— Vous travaillez cette nuit ?
— Bien entendu.
— Qu’est-ce que vous regardez ?
— Je vous ai vu pendant des semaines allongées, ou dépendantes pour effectuer le moindre déplacement et je vous retrouve aisée dans vos gestes…
— Vous restez encore debout…Venez près de la fenêtre, là… Mais vous boitez ! Depuis votre dernière visite, il me semble que vos joues se sont creusées, mais la mèche blanche qui barre votre front est toujours à la même place. Que regardez-vous ?
— Rien de précis… (il observe les gestes d’un enfant à travers la fenêtre.)
— L’enfant de la concierge ? Il reste dans le parc des heures durant… Il tourne sur lui-même, ramasse des fleurs, lève ses yeux vers le ciel et puis revient à lui-même. Il ne parle à personne. Il n’a jamais parlé, je crois. Un enfant de l’intérieur, dehors tous les matins de soleil…
— Quand j’ai fait mes études, j’ai passé une semaine dans un service de psychiatrie infantile. Il y avait des enfants autistes qui me fascinaient… Il me regarde en ce moment…
— Vous croyez ? Il tremble en vous regardant, comme chaque fois.
— Non, seule une main qui pend derrière son dos, tremble.
— Vous pourriez être mes yeux pour le dehors ? Et bien d’autres choses encore si vous acceptiez de m’assister.
— Nous en avons déjà parlés.
— Si mon père m’entendez ?…
— Lequel ?
— Tenez-vous droit ! Oui ! C’est pas la peine de me jeter ce regard, vous vous tenez voûté. C’est pas bon pour votre dos. Je sais de quoi je parle !
— Une dame est venue le chercher.
— Il est midi. Elle vient toujours à la même heure. Dans le quartier on raconte que ce n’est pas sa mère. Peu importe… Venez vous asseoir près de moi… Vous avez réfléchi à ce que je vous ai demandé, mardi ?
— Ce n’est pas possible, n’insistez pas.
— Trois mois, vous me consacrez juste trois mois. Une “disponibilité”, c’est comme ça qu’on dit, non ? Ils pourront bien vous remplacer à l’Hôpital. Je saurais à qui m’adresser.
— De vieux amis de votre père…
— Parfaitement ! Et puis ne soyez pas ironique ! Avec mes connaissances, je suis en mesure d’obtenir votre disponibilité en quelques jours. J’ai besoin de vous pour mettre de l’ordre dans mes notes avant de m’effacer.
— Les Hôpitaux sont pleins de malades qui parlent de leur mort prochaine et que je vois sortir…

Temps.

— Vous voyez cette armoire, là-bas ? Elle renferme une vie d’écriture, de copies, mes “paperolles”…
— Des lettres, encore…
— Pas seulement… Allez l’ouvrir…
—…
— Vous avez peur ?…Tiens, je me souviens d’une phrase : “Ça ne suffit pas de répondre”, disait mon mari… Je ne vous ai jamais parlé de lui… Il redoutait deux choses au monde : qu’on le voit dormir, et que l’on parle de lui. C’était un homme vigoureux. Je savais qu’il allait voir des femmes. Il mentait si mal. Toute la famille a été surprise de le voir partir avant moi. Ils m’ont toujours connue alitée et lui, à côté, débordant de projets. Ses collaborateurs avaient du mal à le suivre. Toujours à l’affût de la moindre innovation capable d’améliorer ses unités de fabrication.
— Que faisait-il ?
— Tournez-vous. Non, de l’autre côté. Oui, le cadre… Il fabriquait des baguettes d’encadrements. Des plus simples aux plus luxueuses.
— Je comprends maintenant pourquoi autant de tableaux couvrent les murs.
— Non, ça c’est une autre histoire…
— Qui est cette jeune femme, là ?
— Elle a attiré votre regard… C’est vrai, il est difficile de ne pas être sensible à cette splendeur. Vous ne trouvez pas un air de ressemblance ? Non ? Ne répondez pas ! Ma sœur ne me ressemblait pas ! J’ai eu le temps de m’en apercevoir, juste avant sa disparition. Elle est morte à 17 ans d’une méningite foudroyante. A l’époque ça ne se soignait pas comme aujourd’hui… Approchez-vous… Regardez bien ses yeux, vous ne voyez une différence de couleur entre les deux yeux ?
— Sur une photographie noir et blanc…
— C’est visible ! Insistez avec vos yeux à vous !
— Le droit semble plus clair, mais à peine…
— Les yeux d’Amalia pouvaient passer du vert d’eau au gris, mais toujours avec un œil plus foncé.
— Comment vous l’appelez ?
— Vous avez entendu ? Oui…, … J’ai ravi son nom à la mort de l’encadreur… Elle m’avait volé le nom que je devais porter…
— Mais alors quel est votre nom ?
— Je l’ai oublié…
— … Quand on insiste on aperçoit une espèce déformation de la rétine…
— Plus que ça. C’est l’œil entier qui est tourné vers l’intérieur, l’autre à côté n’existe que par défaut. Amalia ne voyait que d’un œil, personne ne le savait hors du cercle familial. Pourtant, chacun des garçons qui la convoitaient, étaient attirés par l’étrangeté de cette déformation. Si elle avait survécu, elle serait restée seule… J’en suis persuadée… Seule comme ces êtres qui ont déjà un partenaire mais ne le savent pas…
— Puis-je voir d’autres photos, d’Amalia ?
— Elle vous intéresse, déjà… Ouvrez ce tiroir, là…
— Ce chiffonnier ?
— Oui. Approchez. Elle sont classées dans l’ordre. De la plus récente, celle-ci date de quelques mois avant sa mort, jusqu’à la plus ancienne. Huit jours, après sa naissance, probablement.
— Avez-vous remarqué ? Sur toutes les dernières photographies, elle tient un objet, regardez… Un peigne, un cordon…, là une corbeille de fruits, ici, un livre relié…
— Vous aimez les photographies ?
— Oui, surtout celles où les sujets ne posent pas. Regardez celle-là, c’est vous à côté d’Amalia
— Peut-être… Je ne suis jamais sûre d’être sur une photographie, me reconnaître… Comment faire pour se reconnaître quand on a oublié tous ses visages antérieurs.

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