L’ombre interne I.3 (théâtre)

010605_1010605_2010605_3010605_4

L’OMBRE INTERNE I.3
(Publication de ce texte les jours impairs de Juin & juillet 2005)
3

— Ne faîtes pas cette tête !
— …
— Approchez, tout de même. Alors ?…
— Excusez-moi.
— Cessez de vous excuser pour rien !Vous semblez complètement paralysé…
— Je ne sais pas quoi dire, vous êtes si différente…, je…, je crois que je vous préférais avec votre teinte châtain roux…, et ces reflets cuivrès qui brillaient sous la lumière du néon… Comment désigne-t-on cette couleur ?
— Auburn ?
— C’est ça.
— Auburn.
— J’ai entendu.
— J’avais envie de répéter ce mot.
— …Vous maniez sans effort des noms de couleurs et de matières rares, des mots si peu usités…
— Vous ne savez rien de moi… J’ai passé de longues années à manipuler des mots jusqu’à l’obsession…

silence

— Encore quatre jours de perfusions… Je n’en peux plus.
— Je sais…
— Qu’est-ce que vous en savez ? Etre reliée en permanence à ces flacons… On ne me dit même pas ce qu’on injecte dans mes veines… Les bouteilles se succèdent : étiquettes tantôt bleues, tantôt rouges et le feutre gras pour marquer le temps. Vous l’avez, vous, le fameux feutre gras ? Observer ces goûtes qui tombent sans discontinuer, Luc. “J’vais changer votre perf ” Voilà ce qu’elles répètent, toutes. Horreur des raccourcis. Ici, le personnel doit utiliser pas plus de 100 mots pour parler et en plus, ils se permettent de ne pas les achever… Mêmes les médecins… Regardez, Luc…, observez ce mouvement continu… Vous ne le voyez pas, comme les autres… Pourquoi seriez-vous différent ?… Se contenter de garnir les potences, puis se retirer… On croit découvrir dans des livres le monde des sensations liées à la maladie mais nous restons des lecteurs…, seulement des lecteurs… C’est pourquoi je ne lis plus. Tout est faux dans les livres. S’agit pas de décrire… .Vous êtes froid, encore. Pourquoi j’imagine toujours que vous avez peur quand vous êtes près de moi ?… Votre main est glacée… et l’autre aussi… Vous êtes content de vous…
— Ne soyez pas sans cesse agressive.
— Vous me rendez amère.
— Pourquoi ?
— Une sorte de manière d’être…
— “une sorte de manière d’être”. Redites ça pour voir !
— …
—Vous ne parlez plus… Non ?… Luc, vous me faites penser à ces oiseaux migrateurs, toujours programmés pour contourner les saisons menaçantes. Une façon de vivre sans danger… Je suis en train de penser que… Il ne vous vient pas à l’idée que, plus vous résidez sur l’indistinction, plus vous risquez de ne plus vous reconnaître. Ne détournez pas votre regard.
— Laissez-moi Amalia…
— Dieu !, regardez-moi.
— Je vous en prie.
— … Que cherchez vous ?
— “Résider sur l’indistinction” Vous tenez ça de quel livre ?
— Je ne sais pas…Prenez-moi la main, Luc. Je crois que ma température est montée. N’ayez pas peur.
— Lâchez-moi.
— Vous craignez qu’on nous entende… Mais ils sont déjà avalés par l’autre côté… Tous. Je n’arrive pas à me souvenir si j’ai dormi, récemment. Etrange ce sentiment de se trouver en permanence en état de veille comme les morts. Peut-être sommes-nous morts, Luc. C’est pour cette raison qu’il est si facile d’inventer des noms, de jouer avec les contraires. Non ? Vous vous échappez, encore.VENEZ ICI !

Après un long temps.

— Luc, vous m’apparaissez encore plus grand encore quand vous êtes allongé. Regardez par la fenêtre…Toutes ces lumières, on croit qu’elles clignotent, mais non… Il y a des images qui appartiennent au temps des malades…

Silence

— Quand êtes-vous arrivée ici ?
— Je ne sais plus.
— C’est écrit sur la fiche accrochée au pied du lit, je…
— Ne bougez pas !
— Vous m’avez encore fait mal avec vos ongles.
— Il m’arrive de ne pas savoir contrôler mes gestes. Depuis que j’ai perdu le pouvoir de mes membres inférieurs, il me semble que tout ce qui me reste de force s’est transmise à mes bras. Pardonnez-moi.
Vous voulez ouvrir le tiroir de la table de nuit ? Un coupe-ongles doit traîner au milieu des papiers.
— Quel fouillis là-dedans : papiers, mouchoirs, comprimés…, il y a même un stylo à encre sans son capuchon.
— Le Parker. Il a un jour glissé dans le lit et je ne suis jamais arrivée à mettre la main dessus. Puisque vous y êtes, sortez tous les papiers.
— Ne me demandez pas de vous couper les ongles.

Silence

>

— Que m’est-il arrivé ?… Cinq heures trente !
— Vous étiez épuisé.
— Je me suis endormi…Et si on avait sonné ?
— Il semblerait que tout ait été avalé par le noir…Une couleur unique qui aurait recouvert ces sortes de mouvements antérieurs que j’ai tenté de recueillir dans mes cahiers… Luc, Luc…
— Cessez de répéter ce nom.
— Ça vous gène ?… Je crois que je suis arrivé à ne plus distinguer les noms de naissance, comme on dit… Défiez-vous, défiez-vous, chaque fois que vous le pouvez…Vous vous souvenez, Luc ?
— De quoi ?
— L’autre nuit…
— …
— Vous avalez tout, vous aussi, mais à votre manière.
— Je ne sais pas de quoi vous parlez, en revanche je me souviens de cette phrase qui flottait seule au centre d’une page que j’ai trouvée dans le tiroir de la table de nuit : “Il y a autant de mort que de personnes.”
— Oui. Mais vous pouvez remplacer “mort” par “mémoire”, par… Doucement, Luc…, votre corps est tout tendu. Je voudrais vous raconter un rêve.Vos mains sont encore glacées… Rapprochez-vous… Où allez-vous ? Encore devant cette fenêtre ! Elle vous attire comme le vide. Luc.
— Attendez.
— …
— Depuis je viens dans votre chambre la nuit, je demande si j’appartiens à cette ville. Quand au petit matin je quitte l’Hôpital, je ne parviens pas à reconnaître les lieux que je croise. Plus je scrute ces lignes partagées qui fuient en tous sens, plus j’ai l’impression que la ville se recompose à chaque mouvement du regard.
— Parce que la nuit, tous les ordres humains sont en attente…

Ce contenu a été publié dans Works in progress. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire