Deux

« (…) il est une autre manière d’aller au cinéma (autrement qu’armé par le discours de la contre-idéologie) ; en s’y laissant fasciner deux fois, par l’image et par ses entours. Comme si j’avais deux corps en même temps : un corps narcissique qui regarde, perdu dans le miroir proche, et un corps pervers, prêt à fétichiser non l’image, mais précisément ce qui l’excède : le grain du son, la salle, le noir, la masse obscure des autres corps, les raies de lumière, l’entrée, la sortie ; bref, pour distancer, « décoller », je complique une « relation » par une « situation ». Ce dont je me sers pour prendre mes distances à l’égard de l’image, voilà, en fin de compte, ce qui me fascine : je suis hypnotisé par une distance ; et cette distance n’est pas critique (intellectuelle) ; c’est, si l’on peut dire, une distance amoureuse : y aurait-il, au cinéma même (et en prenant le mot dans son profil étymologique), une jouisance possible de la discrétion. » Roland Barthes, En sortant du cinéma

« On peut lire La Rochefoucauld de deux façons : par citations ou de suite. Dans le premier cas, j’ouvre de temps en temps le livre, j’y cueille une pensée, j’en savoure la convenance, je me l’approprie, je fais de cette forme anonyme la voix même de ma situation ou de mon humeur ; dans le second cas, je lis les maximes pas à pas, comme un récit ou un essai ; mais du coup le livre me concerne à peine ; les maximes de La Rochefoucauld disent à tel point les mêmes choses, que c’est leur auteur, ses obsessions, son temps, qu’elles nous livrent, non nous-mêmes. Voilà donc que le même ouvrage, lu de façon différentes, semble contenir deux projets opposés : ici un pour-moi (et quelle adresse ! cette maxime traverse trois siècles pour venir me raconter), là un pour-soi, celui de l’auteur, qui se dit, se répète, s’impose, comme enfermé dans un discours sans fin, sans ordre, à la façon d’un monologue obsédé. » Roland Barthes La Rochefoucauld : « Réflexions ou Sentences et Maximes »

Deux, c’est par deux « solutions », deux postures, deux modes de lecture que RB s’arrange avec un livre ou Le cinéma. Cette manière de procéder est emblématique de toute sa stratégie pour négocier le virage d’un ouvrage ou d’une situation cinématographique quand tantôt il papillonne, butine un texte composé de fragments ou encore quand il veut se défier de coller à l’image en considérant les entours de la séance de cinéma, c’est-à-dire tout ce qui fait et participe à la fascination du spectateur. On ne peut lui reprocher une absence de choix ou pire, une attitude indécidable mais au contraire on peut relever cette manière duelle d’attaquer la lecture, la vision de celui qui reçoit un message scriptural ou filmique dans laquelle coexiste deux modes de traitement. Que RB veuille mettre à distance la coalescence de l’image filmique et partant du démon analogique traduit par le vraissemblable de la situation : c’est une façon de trouver un arrangement avec les objets de la séance de cinéma. De même, traverser La Rochefoucauld entre un pour-moi et un pour-soi revient à diffracter la relation aux Maximes, Sentences et Réflexions afin de lire sur pièces le monde et ses mœurs. Cette attitude, assigne à l’amateur une fonction doublée et cela, chaque fois qu’est possible une mise à distance de l’objet et du sujet.
Dans Tristana de Luis Bunuel, Catherine Deneuve qui interprète le rôle-titre confie discrètement ( et dans une église), à son tuteur en passe de devenir son amant obligé : « Je choisis toujours entre deux colonnes, deux petits-pois… » Cette revendication du choix, en forme d’arrangement n’est pas étranger à la posture barthésienne quand elle s’accomplit sur des objets.

Dsc06368

Ce contenu a été publié dans Works in progress. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire